Le corps humain est l’objet privilégié d’action de la médecine, mais aussi réalité vécue, image, symbole, représentation et l’objet d’interprétation et de théorisation. Tous ces éléments constitutifs du corps influencent la façon dont la médecine le traite. Dans cette série de trois articles, nous abordons le corps sous différentes perspectives : médicale (1), phénoménologique (2), psychosomatique et socio-anthropologique (3). Nous proposons dans ce deuxième article de faire une différence entre le corps comme objet de connaissance ou de représentation et le corps tel qu’il est vécu (corps propre). Cette distinction, qui trouve son origine dans la psychiatrie phénoménologique, permet une approche du vécu des patients qui ne se limite pas aux catégories somatiques ou psychiques classiques en la matière.
Lorsqu’on aborde la question du corps, on se trouve confronté à de multiples conceptions, qu’elles soient scientifiques, sociales ou autres.
L’école phénoménologique estime pour sa part que ces conceptions sont un obstacle à la saisie des «choses elles-mêmes»,1 c’est-à-dire telles qu’elles se présentent à une conscience attentive. Au début du 20e siècle, Husserl, fondateur de la phénoménologie, notait que nos constructions intellectuelles entravaient notre accès aux choses telles que nous les vivons et nous invitait par conséquent à bien distinguer la construction théorique de la chose même. A titre d’exemple, on pensera à l’expérience du temps : en tant qu’objet scientifiquement élaboré, le temps équivaut au temps des montres. Pour la phénoménologie cependant, rien n’est plus abstrait que cette conception de la temporalité humaine : si elle présente des avantages pratiques évidents dans une société industrielle et capitaliste, il n’en reste pas moins que la montre n’est pas le temps et que les confondre ressemblerait à confondre le plan d’une ville avec la ville elle-même.a Or, ce qu’on visite, c’est la ville et non son plan. Par conséquent, il en va de même avec le temps : ce qu’on vit, c’est autre chose que ce que la montre indique (on trouve parfois la minute trop courte ou au contraire terriblement longue).
Appliquée au corps humain, cette distinction entre le vécu et la construction théorique n’est pas sans intérêt. En effet, l’approche scientifique du corps (physique, chimique et biologique) présente des avantages indéniables, mais elle possède au moins un inconvénient majeur, à savoir de privilégier une conception du corps pour le moins discutable. Premièrement, elle nous a laissés avec l’idée, du moins en Occident, que le corps est un objet parmi tant d’autres, composé de propriétés quantifiables et mesurables, un ensemble d’organes constitués de processus physiques et chimiques. Deuxièmement, en a découlé l’idée qu’il y aurait d’un côté de tels corps qu’on peut investiguer en troisième personne et de l’autre l’esprit, imperméable à une approche objective quantitative – du moins essentiellement jusqu’à présent car il se dit qu’avec les nouvelles approches neuroscientifiques l’impénétrabilité de l’esprit pourrait être «résolue».2 Enfin, last but not least, à force de privilégier la connaissance scientifique comme modèle de notre relation au monde, l’attitude «de connaissance» semble avoir fini par déteindre sur notre conception de la corporéité : c’est pourquoi, du point de vue de sa fonction, le corps est généralement représenté comme un vecteur de la connaissance objective, c’est-à-dire cet objet parmi les objets chargés de nous fournir une information – par les sens principalement – sur l’état du monde extérieur. En effet, il semble difficile aujourd’hui de voir autre chose dans le corps que cet intermédiaire qui nous fournit du matériel sensoriel que notre cerveau élabore ensuite sous forme de représentations.
La phénoménologie, pour sa part, considère que cette conception théorique du corps est une abstraction intellectuelle, c’est-à-dire le résultat d’une élaboration scientifique qui, avec le temps, est devenue une évidence pratique. Elle conteste trois choses :
Premièrement, le corps n’est pas qu’un objet parmi d’autres offert à l’étude scientifique. L’argument n’est pas ici d’abord éthique, mais logique/épistémologique : le corps n’est pas un objet comme un autre essentiellement parce que le corps est ce à la faveur de quoi quelque chose comme une expérience d’un objet peut être possible. Autrement dit, s’il peut être appréhendé comme un simple objet, il reste cependant la condition de possibilité des objets pour moi. Considérons la scène suivante : je suis assis à une terrasse et prends du plaisir à regarder les gens qui passent ; or, soudain, un de ces passants vient perturber mon spectacle au moment où je réalise qu’il me regarde à son tour ; je me découvre alors soudain pris, moi aussi, dans le spectacle d’un autre.3 On constate à la faveur de cet exemple qu’il existe bien une différence de vécu entre le corps regardant (corps condition de possibilité de l’expérience) et le corps regardé (corps simple objet). C’est pourquoi, la phénoménologie propose de faire une distinction entre corps objet et corps propre. Que faut-il entendre par «corps propre» ?
C’est en clarifiant la deuxième objection qu’on commence à y répondre. A ce propos, la phénoménologie affirme que le corps propre est l’unité esprit-corps. Mais elle ne l’entend pas comme : 1) une partie des neurosciences qui se contente de diluer l’esprit dans la matière corporelle (il y a unité parce que l’esprit ce n’est rien d’autre que le cerveau), ni comme 2) la psychanalyse, selon laquelle il y a un lien parce que l’esprit relève de déterminismes pulsionnels plus ou moins forts, ni enfin comme 3) la psychosomatique, selon laquelle il y a unité parce que l’esprit agit aussi sur le corps. L’unité revendiquée ici, appelée «corps propre», consiste simplement à dire que le corps est d’emblée corps «animé», c’est-à-dire un corps vécu en première personne et signifiant. Par «première personne» on comprendra que le corps est toujours le corps de quelqu’un, pris dans une histoire de vie personnelle, et par «signifiant» le fait que ce corps est en relation avec l’«extérieur», non pas via des stimuli physico-chimiques mais via des significations (je ne vois pas des ondes lumineuses qui arrivent sur la rétine mais bel et bien un visage qui m’interpelle et que je trouve invitant).
C’est pourquoi, troisièmement, la phénoménologie ne pense pas que le corps soit de prime abord un intermédiaire informationnel. Qu’il soit fréquemment réquisitionné dans ce but (on se sert de notre corps pour nous informer le mieux possible de l’état du monde, c’est une évidence), n’implique pas que le corps vécu soit une telle machine à information.
Lorsque la phénoménologie dit que le corps propre n’a pas pour fonction de représenter le réel, elle veut seulement dire que le corps devient un baromètre si et seulement si on fait abstraction de tout ce qui fait sa spécificité, à savoir sa relation pratique et existentielle avec le monde. A ce niveau-ci, le corps n’est pas d’emblée un baromètre, mais le lieu de notre «débat»4,5 avec le milieu. Vivre corporellement, ce n’est donc pas d’abord cartographier le milieu, mais être concerné par ses opportunités et s’en accomoder. Par mes sens, je ne représente pas l’espace, mais je l’habite, c’est-à-dire que j’en prends la mesure à la manière du joueur de tennis qui prend la mesure de son adversaire et partenaire. Et la vision n’échappe pas à cette condition : lorsque par exemple nous apercevons un livre sur une table, ce n’est pas la qualité de la couverture que nous voyons mais une invitation à lire. Ainsi en est-il aussi du toucher, de l’ouïe, de l’odorat ou du goût – un bon vin s’offre d’abord à l’appréciation et la dégustation plutôt qu’à l’analyse œnologique.
Cette approche du corps propre esquissée ici reste à compléter, mais d’ores et déjà elle permet d’envisager autrement la question de la maladie et de la souffrance, comme l’illustre la vignette suivante.
M. L. est un patient d’une cinquantaine d’années qui consulte depuis plus de quinze ans pour des douleurs diffuses. Originaire d’un milieu modeste, il manifeste une difficulté dans la verbalisation de sa souffrance. En effet, son discours est une longue plainte sur laquelle il revient quelles que soient les questions qu’on lui pose, accompagnant ses propos de mimiques et de gestes désignant les parties douloureuses de son corps. D’autre part, il revient souvent à cette même explication de sa douleur : «la douleur, je sais bien, c’est dans la tête».
Or, s’il n’y a pas de possibilité de mise à distance dans la parole, c’est parce que la parole reste ici prisonnière d’un corps souffrant qui se fait de plus en plus envahissant. Pourtant, à cette plainte du corps, la médecine somatique a répondu. La réaction de son médecin traitant s’avère intéressante à cet égard : en manque de résultats, il opte pour la causalité psychique : «c’est dans votre tête» lui dit-il, réponse que le patient intègre à la manière d’un verdict de l’autorité compétente mais sans que cela diminue en rien sa souffrance.
Dans ce contexte, l’approche phénoménologique du corps propose une perspective différente. Si elle met entre parenthèses la recherche d’une causalité organique, ce n’est pas pour s’adresser aux représentations psychiques du patient. Prendre au sérieux le corps, c’est refuser de s’enfermer dans l’alternative trompeuse «soit corps objectif, soit représentation subjective ou sociale de ce corps». Car l’enjeu n’est pas d’abord de savoir comment le patient se représente son corps, mais de savoir comment il le vit.
Dans le cas qui nous concerne, si le corps est si loquace, voire «bruyant», cela s’explique probablement moins par un problème «dans sa tête» que par le milieu familial et socioprofessionnel dans lequel le patient a évolué : issu d’un milieu modeste et préoccupé à survivre en travaillant durement, le patient a en outre évolué dans un contexte familial caractérisé – comme on a pu le déduire de ce que relatait le patient – par un mode opératoire se limitant à des ordres concernant le comportement et le travail, avec peu, voire pas d’affection et d’échanges psycho-corporels. Le milieu socioprofessionnel a par la suite prolongé ces caractéristiques, le patient travaillant comme ouvrier en passant d’un chantier à l’autre, utilisant le corps comme outil de travail et de valorisation de soi.
Mais avec la maladie, ce rapport physique au monde a subi chez lui une étonnante inversion. En effet, si chez un sujet sain le corps se tend pour agir et se relâche au repos afin de mieux se relancer dans l’action, c’est l’inverse qui se passe chez ce patient : il se tend au repos et se relâche dans l’action – ainsi raconte-t-il «se sentir tendu et dans l’impossibilité de se reposer quand il s’allonge» et «relâcher quotidiennement des objets tels que le peigne ou un couteau», alors que c’est un homme de bonne constitution physique. De plus, à cette première inversion du dynamisme corporel s’ajoute une seconde. Le corps en santé est d’abord et le plus souvent silencieux, se tenant à l’arrière-plan de nos pratiques quotidiennes qui, elles, occupent le devant de la scène ; cependant, c’est encore une fois l’inverse qui se passe ici. Le corps du patient a perdu toute discrétion et fait l’objet d’une attention méticuleuse – le patient touche ses muscles dont il constate d’étranges «gonflements» et fait craquer ses articulations comme pour reprendre à son compte un corps qui paraît lui échapper. Autrement dit, le corps est devenu dorénavant pour lui un objet d’attention, voire de représentation, et non un vecteur de participation au cours du monde.
Cette double inversion du dynamisme corporel a une conséquence importante : il n’y a plus de réel «débat» avec le monde chez ce patient mais un corps à corps, c’est-à-dire un «monologue» répétitif entre le corps et sa douleur ; le corps n’arrive plus à se «débattre» avec le monde parce qu’il est condamné, dans son hypermanifestation, à se débattre déjà avec lui-même. La douleur empêche le corps de se retirer dans «le dos de la conscience» selon l’expression de Hegel, et contraint le patient à une existence pesante, à l’image de ces fardeaux qu’il a dû porter sa vie durant – ce qui pourrait expliquer le relâchement dans ses tâches, soit dit en passant.
L’important dans cette histoire ? C’est qu’on peut certes s’accorder sur l’absence de lésions objectives qui expliqueraient ses sensations, mais cela ne légitime aucunement de réduire au «mental» ou «cérébral» le vécu du patient. Que le corps translucide du scanner ou de l’IRM ne révèle rien n’est pas une raison pour qu’on abandonne le corps au profit du mental seul et de ses représentations. La recherche des causes nous a habitués à procéder ainsi depuis bien longtemps, et avec des succès évidents. Mais face à de tels patients, et en l’absence d’évidence somatique, c’est une position un peu facile que de se replier sur le «mental» ou le «cérébral» – comme jadis on se référait à Dieu faute d’explications satisfaisantes.
Ce qui est plus difficile, c’est d’admettre que l’approche médicale traditionnelle séparant l’esprit et le corps ne permet pas de rendre compte de toutes les souffrances humaines et ne peut que conduire dans des impasses (dans le corps «on ne trouve rien» et dans le mental «on n’avance pas» faute de possibilités de verbalisation, de modification des représentations, d’intégration de nouveaux comportements). L’expérience d’un soignant ne s’intéressant pas seulement au corps comme objet dysfonctionnel (tel que le corps-outil que ce patient porte depuis longtemps), mais au genre de débat avec le monde que la maladie a ici généré, est un moment en soi thérapeutique. En effet, réagissant à cette approche, ce patient a commencé à parler d’autres choses que de ses douleurs, comme de son rapport troublé au temps et à l’espace (difficultés de distinguer le passé lointain et récent et de s’orienter dans des endroits où des objets bougent) ainsi que de sa perplexité dans les relations ; c’est alors que ses plaintes comme son recours au système médical ont nettement diminué.
L’approche phénoménologique du corps esquissée ici propose une clé de lecture là où la médecine somatique s’est tue, faute de cause, et là où la psychologie traditionnelle peine à trouver des prises, faute de catégories adéquates. Elle offre un nouvel angle de lecture et une compréhension du vécu corporel qui, non seulement, présente en elle-même une dimension thérapeutique, mais qui surtout contribue à construire avec le patient un terrain commun.
The human body is the object upon which medicine is acting, but also lived reality, image, symbol, representation and the object of elaboration and theory. All these elements which constitute the body influence the way medicine is treating it. In this series of three articles, we address the human body from various perspectives : medical (1), phenomenological (2), psychosomatic and socio-anthropological (3). This second article distinguishes between the body as an object of knowledge or representation and the way the body is lived. This distinction which originates in phenomenological psychiatry aims to understand how the patient experiences his body and to surpass the classical somatic and psychiatric classifications.