A propos de l’article: Bodenmann P, et al. Renoncement aux soins: comment appréhender cette réalité en médecine de premier recours ? Rev Med Suisse 2014;10:2258-63.
Monsieur le Rédacteur,
C’est en tant que médecin-dentiste, membre du comité de la SSO (Société suisse des médecins-dentistes, l’équivalent «dentaire» de la FMH), que je vous écris.
La thématique du renoncement aux soins pour des raisons économiques est au rang de nos préoccupations depuis plusieurs années.
La littérature nous montre que cette problématique concerne la médecine en général, du fait notamment de l’effet pernicieux des franchises élevées, choisies souvent précisément par les assurés économiquement faibles. Cependant, elle nous touche, nous médecins-dentistes, frontalement, du fait du rapport économique direct que nous avons avec nos patients dans 90% des cas. L’économicité de nos plans de traitement constitue d’ailleurs très souvent un des éléments de discussion entre nos patients et nous, ce que je considère comme positif.
Les publications à ce sujet tirées de l’étude populationnelle «Bus Santé Genève», citées dans l’article dont nous parlons, soulèvent un problème mais ne nous aident guère à mieux le comprendre. La nature des soins dentaires auxquels il a été renoncé n’en ressort pas, ce qui est compréhensible dans la mesure où aucun médecin-dentiste n’y a participé et où une complexification du protocole aurait rendu les résultats plus difficiles à traiter.
Il convient d’expliquer que dans notre domaine, beaucoup de traitements ont un caractère facultatif, ne répondent pas à une indication médicale stricto sensu, mais se situent dans une zone où le confort, la sensation subjective d’une efficacité fonctionnelle, ainsi que des aspects esthétiques et sociaux jouent leur rôle. Il se trouve que ce sont souvent précisément ces types de soins qui sont les plus onéreux, car faisant appel à d’autres partenaires (techniciens-dentistes) et recourant à du matériel très coûteux (implants dentaires et pièces connexes). Un exemple: si une molaire manque, il n’y a, dans la plupart des cas, aucun impératif médical à la remplacer «coûte que coûte»; l’abstention est une option, et doit être présentée. C’est important car un tel traitement, sophistiqué, occasionne des frais de plusieurs milliers de francs.
De même, il y a fort peu d’indications médicales «evidence based» imposant un traitement orthodontique, dont les coûts peuvent être élevés. Cette vision, qui fait d’ailleurs son chemin aussi dans le grand public,1 est pertinente dans une perspective de maîtrise des coûts. Elle n’est pas focalisée sur le prix d’un acte mais bien plus sur l’importance de la prise en charge au long cours, dans une approche basée sur la prévention et une certaine retenue thérapeutique. Un de mes maîtres disait: «The best crown is often the one that was never done». Il est à relever que ces considérations touchent maintenant tous les domaines de la médecine (concept «less is more»), et les médecins-dentistes n’ont pas l’exclusivité de ces réflexions !
… L’économicité de nos plans de traitement constitue très souvent un des éléments de discussion entre nos patients et nous …
Pour revenir au sujet, les chiffres issus de ces études (grosso modo 10% des sondés renoncent aux soins dentaires) sont difficiles à interpréter. En effet, s’agit-il de soins de base (caries, parodontites par exemple) ou de soins évoqués plus haut, qui peuvent être différés ou annulés ? Le fait que le renoncement s’observe aussi dans des catégories de revenus plus élevés laisse à penser que ce type de soins «facultatifs» est aussi inclus. En outre, nous savons que le renoncement aux soins lié à la «phobie dentaire» concerne 5 à 10% de la population, selon diverses études, ce qui doit être pris en compte.
Politiquement, c’est un questionnement très actuel; en effet, la question de l’instauration d’une prise en charge dans le cadre d’une assurance de base, et non complémentaire, est proposée dans plusieurs cantons, ce qui peut se comprendre de prime abord mais soulève la question de fond: comment, sans arbitraire, distinguer les soins à faire couvrir par la collectivité des autres ? Nous n’avons pas de réponse satisfaisante, et les promoteurs de ces projets encore moins.
Quoi qu’il en soit, il y a d’autres chiffres relatifs au renoncement aux soins. Une étude interne, réalisée par la section vaudoise de la SSO,2 révèle un renoncement par les parents pour les soins de leurs enfants (ce qui correspond la plupart du temps à des soins de base type cariologie) de 1% ! Ce résultat est certes tout autant sujet à caution que les chiffres évoqués plus haut puisqu’il s’agit de patients déjà dans nos cabinets, et il y a là un biais de sélection manifeste. Alors citons un communiqué de l’Office fédéral de la statistique, qui rapporte un renoncement de 2,9% pour les personnes nées en Suisse.3
Pour conclure, il est difficile de se faire une idée fiable du renoncement aux soins dentaires médicalement indiqués, aussi bien quant au nombre de personnes y renonçant qu’à la nature des traitements auxquels il est renoncé. Il semble que cela concerne un petit groupe de personnes, socio-économiquement assez bien défini, souvent issu de l’immigration récente. Une bonne compréhension de ce contexte est indispensable, aussi bien aux pouvoirs publics qu’à notre association professionnelle, afin de promouvoir des actions ciblées et efficaces, sans dispersion ni gaspillage.