La France franchit actuellement une nouvelle étape, collective et politique, dans sa réflexion sur la médicalisation du mourir. Une majorité gauche-droite de 436 voix (34 contre et 83 abstentions) s’est dégagée à l’Assemblée nationale pour adopter une proposition de loi1 qui modifie les dispositions législatives en vigueur, en France, depuis 2005. Les oppositions et les abstentions émanaient, pour partie, des écologistes et des radicaux de gauche. Ils réclamaient un droit au suicide médicalement assisté, une confusion certaine régnant quant à la réalité de la situation prévalant dans ce domaine en Suisse (voir page 742).
En marge de la sédation profonde et prolongée, l’une des dispositions votées est passée pratiquement inaperçue de l’opinion : la possibilité donnée d’interrompre la nutrition et l’hydratation des personnes en fin de vie. Ce point apparaît au chapitre du refus de l’acharnement thérapeutique (de l’obstination déraisonnable). Si les députés sont suivis par les sénateurs le futur code de la santé devrait comporter un article ainsi rédigé :
«Art. L. 1110-5-1. – Les actes mentionnés à l’article L. 1110-5 ne doivent être ni mis en œuvre ni poursuivis au titre du refus d’une obstination déraisonnable lorsqu’ils apparaissent inutiles ou disproportionnés. Dans ce cadre, lorsque les traitements n’ont d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, alors et sous réserve de la prise en compte de la volonté du patient, conformément à l’article 1111-12 et selon la procédure collégiale définie par le code de déontologie médicale, ils sont suspendus ou ne sont pas entrepris. Dans ce cas, le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa vie en dispensant les soins palliatifs mentionnés à l’article L. 1110-10.
«La nutrition et l’hydratation artificielles constituent un traitement.»
Ici le raisonnement est simple : les traitements peuvent être suspendus dès lors qu’ils constituent une forme d’acharnement devenu déraisonnable. Nourrir et hydrater une personne en fin de vie est un traitement. On peut donc arrêter de nourrir et d’hydrater une personne en fin de vie. Et ainsi hâter sa fin.
Il faut, pour bien comprendre, refaire un petit travail d’archéologie. On peut faire commencer l’histoire en février 2014. Le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative française, venait alors de rendre un premier jugement dans l’affaire Vincent Lambert – du nom d’une personne en état végétatif chronique hospitalisée depuis des années au CHU de Reims au cœur d’un conflit tragique à la fois familial, médical et juridique.
Le Conseil d’Etat ne s’était pas, alors, limité au seul cas de Vincent Lambert. Il avait aussi rendu un jugement d’une portée éthique et pratique considérable. Il concernait directement les personnes qui, en France, sont dans des situations voisines de celle de Vincent Lambert, en état végétatif chronique ou en état de conscience minimale 2 – des personnes dans un état comateux mais qui ne nécessitent ni alimentation par voie veineuse ni assistance respiratoire. Soit entre 1500 et 2000 personnes en France.
«Cette question fait l’objet de controverses, pour des raisons aussi bien médicales que philosophiques ou religieuses, avait alors reconnu Rémi Keller, rapporteur public du Conseil d’Etat en février. Pour notre part, nous croyons fermement que l’alimentation et l’hydratation artificielles sont des traitements au sens de la loi du 22 avril 2005. Il s’agit d’une technique médicale destinée à remédier à une fonction vitale défaillante, comme le serait une dialyse ou un dispositif de ventilation artificielle. Il ne fait d’ailleurs guère de doute que cette technique intrusive requiert, comme tout acte de soin, l’autorisation du patient lorsqu’il est conscient ; de façon symétrique, un patient serait en droit de demander son interruption.»
Ce point avait toutefois alors été contesté. Pourquoi ne pas limiter les cas dans lesquels l’hydratation et la nutrition pourraient être interrompues ? Pourquoi ne pas s’inspirer de la lecture voisine faite en 2005 (avis n°87) par le Comité consultatif national français d’éthique ?3
Dans son étude datée de 2009, consacrée à la révision de la loi de bioéthique, l’assemblée générale du Conseil d’Etat avait elle-même noté que l’arrêt de l’alimentation d’un patient pouvait sembler «opérer une transgression plus forte» que les autres gestes médicaux de suppléance vitale, comme la dialyse rénale ou la ventilation artificielle. Comment assimiler sans difficulté la nourriture et l’eau à des médicaments ou à des palliatifs mécaniques ? Et du strict point de vue du droit, comment concilier cette forme d’euthanasie avec le respect du principe de la «sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation» – principe érigé en France au rang de principe constitutionnel depuis 1994 ?
Des éléments de réponse à ces questions fondamentales ont été apportés dans le quotidien Libération daté du 17 mars. Le député Jean Leonetti s’en explique. C’est lui qui est à l’origine de la transposition explicite du jugement du Conseil d’Etat dans le texte de la proposition de loi. Et il est l’un des deux auteurs de la proposition de loi qui vient d’être adoptée par l’Assemblée nationale. Voici ses explications :
« Qu’y a-t-il de plus naturel, faire entrer de l’air dans les poumons et l’en faire sortir ? Ou ouvrir l’estomac pour y introduire un tube et y faire passer des aliments ? Pourquoi une petite machine qui fait entrer naturellement de l’air dans mes poumons serait-elle artificielle et pourquoi un tube qui apporte des nutriments dans mon estomac relèverait-il du simple soin ?»
L’air insufflé de force dans les espaces de réanimation est-il équivalent au pain et à l’eau ? Cette distinction entre le naturel et l’artificiel, entre le traitement imposé et le soin donné mériterait plus de quelques lignes. Elle soulève quelques questions vertigineuses auxquelles le texte de loi ne répond pas. Ce sont des questions qui dépassent de loin l’Hexagone. Rien n’interdit d’imaginer qu’elles seront clairement posées quand le texte arrivera devant le Sénat.
En marge de ces tourmentes, on découvre, sur la Toile, ces lignes qui nous viennent de l’autre rive de l’Atlantique4: «Les notions de “mort” et de “mourir”, parfois utilisées sans distinction dans la littérature, font référence à deux dimensions fort différentes pour la personne en fin de vie, de même que pour toutes les personnes appelées à en prendre soin (intervenants de la santé, proches ou aidants naturels). Alors que la personne malade voit venir la mort, elle doit vivre son mourir. La mort succède ainsi au mourir, dans le temps. Par ailleurs, une réflexion d’ordre philosophique permet de préciser que la mort s’avère une ordonnance de la nature, elle est privation de la vie et un mystère. Et en tant que mystère, elle prendra forme selon les différentes croyances attribuées à l’immortalité de l’âme. Quant au mourir, il est l’épreuve par excellence d’une situation-limite. De plus, en dépit du caractère unique et individuel de cette expérience nouvelle pour tous, il assume différents visages. Si l’espoir de “connaître une belle mort” se conçoit aisément, le mourir n’en demeure pas moins le moment le plus tragique de l’existence humaine.»