Le soleil ne se couche pas mieux à l’Est. La mise en scène médiatique de ceux qui choisissent d’aller mourir en Suisse vient, une nouvelle fois, de brouiller le nouveau débat français sur la «fin de vie». C’est malheureusement un grand classique. Les émotions sont garanties et le public captif.
Fabienne, bibliothécaire, 48 ans, cancer généralisé. Son dernier rêve, avant de mourir : que la France légalise l’euthanasie pour permettre à chacun de mourir dans la dignité. Ce fut : «Le dernier voyage de Fabienne en Suisse» sur France Inter. Fabienne témoignait au même moment dans Le Monde : «Le dernier voyage». Il y eut aussi Gemma, 92 ans. «Partira en Suisse pour avoir recours au suicide assisté, si son état se dégrade» nous affirma Europe1. Et encore Mireille, 60 ans, professeure d’allemand, «souffrait de douleurs neuropathiques incurables liées à un accident médical» selon RTL. Elle «s’est donné la mort par injection à Bâle, en Suisse. Elle était accompagnée de son mari et de ses deux enfants».
Tous ces témoignages étaient poignants. Comment pourrait-il en être autrement ? Ils ont été diffusés à la veille de l’examen, par l’Assemblée nationale française, de la proposition de loi des députés Alain Claeys (PS) et Jean Leonetti (UMP). On soutiendra ici que, loin d’éclairer le débat et de guider l’opinion, de tels témoignages ajoutent à la confusion. Et l’on n’apprendra rien aux citoyens de la Confédération en écrivant que la situation qui prévaut en Suisse est aux antipodes de celle qui est le plus souvent présentée par les médias français. Que la loi y interdit le principe de l’euthanasie et que les personnes qui s’y rendent pour mourir ne bénéficient nullement d’un «suicide médicalement assisté».
Ces personnes paient bien, en revanche, les services d’associations qui développent une forme de marché de la compassion. On est loin, ici, des soins palliatifs dispensés en milieu spécialisé, de la sédation profonde et médicalisée de la fin de vie ou de la prise en compte collégiale des «directives anticipées».
La situation suisse avait été décryptée, en 2012, par le Pr Didier Sicard. Le président d’honneur du Comité national d’éthique s’était à l’époque vu confier une mission sur la fin de vie par François Hollande dans les semaines qui avaient suivi son élection à la présidence de la République. Voici comment la commission présidée par le Pr Sicard résumait la situation :
Contrairement à l’opinion répandue, «la Suisse» n’est pas un pays homogène sur l’accès au suicide assisté. Le gouvernement fédéral ne veut pas encadrer trop rigoureusement les associations, car cela supposerait une sorte de délégation gouvernementale dont il ne veut pas.
Le nombre de personnes ayant recours au suicide assisté reste très faible – quelques centaines par an.
Une certaine ambivalence demeure sur la fascination qu’exercent ces associations. Celles-ci disent vouloir tout faire pour décourager les personnes d’y avoir recours. Mais la commission se demande dans quelle mesure leur offre ne crée pas une demande inconnue jusqu’ici. La commission n’a pas eu de preuves que tout soit fait pour ce découragement. La volonté des personnes, évaluée par un seul médecin, est prise en compte. La question de la solitude du malade et des autres solutions qui pourraient lui être apportées, apparaît bien absente des débats.
Le corps médical reste très clivé. Même parmi ceux qui ne s’opposent pas à la prescription du produit létal, beaucoup ne se positionnent pas clairement en faveur du geste, qu’ils décrivent avec émotion, voire une certaine colère. Ainsi le Dr Widmer, médecin interniste, qui accepte de faire les ordonnances de produits létaux, reste bouleversé par quelques agonies par suicide assisté qu’il a pu connaître.
La commission du Pr Sicard expliquait ainsi qu’en dépit d’une forme de confusion médiatiquement entretenue, la Suisse n’était en rien un pays qui avait dépénalisé la pratique du suicide médicalement assisté – à la différence de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg. Elle soulignait que le code pénal suisse protège la vie de manière absolue quelle que soit la personne (et même contre sa volonté). Mais aussi que, dans un contexte d’absence tacite de criminalisation, des organisations proposant des aides au suicide ont pu être créées, se développer et prospérer : ainsi «Dignitas» (fondée en 1998), «Exit-DS» (fondée en 1982), «Exit-ADMD» (fondée en 1982), «Ex-International» (fondée en 1996), «Verein Suizidhilfe» (fondée en 2002). Elle ajoutait que l’Office fédéral suisse de la justice ne pouvait contrôler l’activité de ces organisations et avait fini par conclure, en juin 2011, qu’aucun encadrement n’était nécessaire et que la législation en place était suffisante pour éviter les abus.
Il y a quelques semaines Le Parisien/Aujourd’hui en France avait mené sa propre enquête, à Bâle. Les lecteurs apprenaient à cette occasion que le tarif de la fin de vie y était de 9045 euros. Les détails étaient donnés par le Dr Erika Preisig, 56 ans, médecin généraliste qui consacre trois jours par semaine à l’association Life Circle (compter 1000 francs suisses pour adhérer), association qu’elle a créée. Les lecteurs pouvaient aussi voir et entendre le Dr Erika Preisig s’expliquer. Dix ans d’expérience et environ cinq cents cas à son actif.
Les 9045 euros se ventilent ainsi: 45 euros d’adhésion, 2700 euros pour les frais d’évaluation médicale, 900 euros pour deux consultations, 2700 euros pour la réalisation de la mort assistée, 450 euros pour les procédures officielles et 2250 euros pour les frais de pompes funèbres. Le transport et l’hébergement ne sont pas compris. Résultat garanti. Discernement exigé.
Et maintenant ? La proposition de loi Claeys-Leonetti vient d’être adoptée par les députés français. Elle ne correspond en rien à une possible évolution de la situation française vers la situation suisse. Elle ne vise qu’à aménager la loi «relative aux droits des malades et à la fin de vie». Cette dernière, en vigueur depuis 2005, cherche à prévenir les pratiques d’acharnement thérapeutique (l’«obstination déraisonnable»), à développer les soins palliatifs et à permettre à chacun de s’exprimer sur les conditions de sa fin de vie via des «directives anticipées». Cette proposition de loi prévoit deux modifications majeures.
La première concerne l’autorisation, dans certains cas, de la pratique de la sédation profonde et continue jusqu’à la mort. La possibilité, en somme, de «dormir avant de mourir pour ne pas souffrir», pour reprendre l’expression de Jean Leonetti : «A la demande du patient d’éviter toute souffrance et de ne pas prolonger inutilement sa vie, une sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience, maintenue jusqu’au décès associée à une analgésie et à l’arrêt de l’ensemble des traitements de maintien en vie, est mise en œuvre (…)».
Cette procédure pourra avoir lieu lorsque la personne est atteinte «d’une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme et qui présente une souffrance réfractaire au traitement». Ou «lorsque la décision du patient atteint d’une affection grave et incurable d’arrêter un traitement engage son pronostic vital à court terme». Cette sédation profonde et continue doit être mise en œuvre selon une procédure collégiale, définie par le code de déontologie médicale, dans un établissement de santé ou au domicile du malade.
La seconde modification majeure concerne les «directives anticipées» qui «s’imposeront au médecin» (sauf en cas d’urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation). Ces directives anticipées seront conservées sur un registre national informatisé (sur le modèle de l’opposition individuelle aux dons d’organes). Ce texte sera examiné par le Sénat en avril ou en mai. Il est peu probable qu’il fasse l’objet de modifications substantielles.
On voit ainsi que la France sera bientôt aux antipodes de la situation ambiguë qui prévaut en Suisse. Elle ne reproduira pas, non plus, la situation qui prévaut dans les pays du Benelux où l’on ne retrouve pas la dimension collégiale de la décision médicale finale. A la France d’apprendre à mourir, sans plus regarder de l’autre côté des Alpes.