«L’œuvre achevée, j’aurais peur qu’elle ne m’achève aussi et ne m’ensevelisse … Je secoue ce qui n’est pas définitivement stable en moi et qui ainsi va pouvoir – qui sait ? – partir d’un mouvement soudain, soudain neuf et vivant. C’est ce mouvement que je tiens à voir arriver, cet improvisé, ce spontané» (Henri Michaux).
Ceci n’est pas un fragment de tapis élimé …
… mais, grâce à un daguerréotype moderne et de race nippone, c’est l’image de ce bon vieux tapis entamé et mité par le va-et-vient des roulettes de mon fauteuil de bureau. L’autre jour, pour la première fois après tant d’années, il s’est montré agacé : «Tu ne vois pas que je suis à bout ? Combien de temps vas-tu encore poursuivre ton manège ? D’ailleurs, de mon point de vue horizontal, je vois bien que ta verticalité se courbe et que tu fais moins d’excès de vitesse sur mes pitoyables fibres usées. Alors, ne voudrais-tu pas t’arrêter, te reposer, que sais-je, cheminer ailleurs ?» Ainsi, à la faveur de réflexions synchrones, l’opportunité se présentant de lui annoncer solennellement une bonne nouvelle, tout en le laissant à son illusion d’une éternité bien méritée, je lui ai révélé… ma prochaine retraite ! «Merci et bravo ! Mais alors quels sont tes projets futurs ?» La question bateau que n’importe quelle cervelle de vieille carpette tresse dans son entrelacs de neurones laineux… Je l’ai alors abandonné à ses points d’interrogation et l’ai contemplé d’un regard songeur ; fendant cette brume de la conscience, mes yeux se rivent alors sur sa surface tavelée, constellée de multiples petits ulcères noirâtres. Leur alignement aléatoire, leurs légères variations de calibre et de forme me promènent tour à tour dans le concret du vieillissement, le pointillé du firmament et finalement dans l’évocation encore vivace de l’exposition vue la veille à Montricher et que la Fondation Jan Michalski consacre à «Figures – Ecritures» d’Henri Michaux*. Seule la rêverie est en droit de légitimer une telle pensée iconoclaste : un candidat à la déchetterie comparé aux œuvres d’un créateur génial, quel culot ! Cette dérive a en tout cas le mérite de m’accompagner dans le souvenir de cette rencontre tonifiante avec un artiste de la simplicité apparente, ouverte sur tous les possibles. Pas de point de vue fixe, imposé, téléguidé ; l’intitulé de toutes les œuvres exposées se résume à deux mots : … «Sans Titre». Le souffle inventif du peintre entraîne avec lui celui du spectateur. Acteur et témoins réunis. Quelques taches faussement improbables, des traits entrecroisés dans un hasard feint mais dans une disposition équilibrée, sans fioritures, suggèrent des formes tantôt végétales, tantôt animales ou humaines, sidérales ou immatérielles, statiques ou dans un mouvement en apparence ordonné. L’univers abandonné à l’onirisme de chacun. Où l’émotion artistique rejoint l’aspiration à une existence libre d’a priori, de résolutions artificielles, de rôle à jouer.
Laisser les projets survenir dans une relation ajustée à une ambiance de vie renouvelée, riche des expériences antérieures et d’une confiance à entretenir, jalonnée par ses propres contraintes mais surtout par ses larges espaces à explorer.
La retraite : une nouvelle histoire personnelle, sans titre, réponse à un tapis.