Faut-il, face aux troublants progrès des biosciences, redéfinir notre conception de l’homme ? La question mérite d’être posée. Elle interroge une anthropologie moderne dont l’affirmation de l’autonomie sert de grigri. De cette autonomie, nous ne sommes pas toujours sûrs, mais au moins restaure-t-elle en nous une certaine fierté, après les multiples blessures narcissiques infligées par la science des derniers siècles (la Terre n’est pas le centre de l’univers, l’homme est issu de l’évolution, la raison doit composer avec l’inconscient, etc.). Nous aimons nous concevoir sujets et agents de notre pensée, faisant face aux autres humains et dominant le vivant (par la force en tout cas). Dans le monde que nous nous sommes créé, l’individu est roi, c’est lui qui décide de sa vie, des soins qu’il reçoit, lui à qui le capitalisme offre de choisir parmi l’infinité de biens à consommer. Oui, certes. Mais voici que le roi commence à être nu. La complexité vient à bout de l’apparat. Si nous faisons le compte de ce que dévoile le savoir actuel, il faut bien constater que l’individualité relève autant du jeu relationnel que de l’immanence subjective. Fini le chacun pour soi royal. La science soutient plutôt le genre «tous pour un et un pour tous».
D’ailleurs, doit-on encore parler d’homme ? Est-ce le bon niveau de réflexion ? Pour les neurosciences, activité d’où surgit la mythologie de notre postmodernité, c’est le cerveau qui représente l’entité première, la source de toute intentionnalité et subjectivité. Ce qui pense et agit, ce n’est donc pas l’homme complet, l’homme social, mais l’un de ses organes, voire quelques éléments de celui-ci. Cette prééminence de «l’être cerveau» sur l’homme lui-même se révèle dans les projets les plus frappants du moment : transplanter le cerveau d’un individu dans un autre corps, ou plus près de nous – programmé pour 2017 selon un récent New Scientist1 – greffer à une tête un corps (sans que la question de la jonction nerveuse entre l’un et l’autre ne soit résolue). Les transhumanistes rêvent, eux, de downloader le «contenu» du cerveau (alors que ses caractéristiques pourraient bien se trouver dans le contenant) dans des ordinateurs, ce qui, selon eux, ouvrirait la voie à une immortalité in silico. Mais un cerveau, ou son information transcrite, garde-t-il la possibilité d’un sens hors de son corps et surtout hors d’une culture et d’une communauté, qui sont le langage qui l’a en grande partie programmé et par lequel il s’exprime ?
Chaque culture cherche à situer l’homme dans la nature. Mais c’est dans un face-à-face inédit que la nôtre se trouve avec le vivant. Non pas au sens d’une confrontation. Mais plutôt d’une «tension interne» à l’humain, comme le rappelle un récent dossier de la revue Esprit.
Dans un article passionnant de ce numéro, Catherine Malabou interroge les pratiques biologiques de reproduction.2 Nous sommes désormais capables de dédifférencier les cellules, de les cloner, ou encore de transplanter un noyau d’un zygote à l’autre, et cela aussi bien chez les mammifères que chez l’homme. La signification de ces nouvelles possibilités, explique Catherine Malabou, n’est pas d’abord à chercher du côté du pouvoir ou de la politique. Il s’agit plutôt d’un dévoilement. Il est possible de «remonter à un temps d’avant la différence», et ainsi de retrouver des capacités présentes chez les animaux primitifs. Ces capacités n’ont donc pas disparu chez les animaux «supérieurs». Plutôt que de manipuler, instrumentaliser, la technologie semble en réalité servir à «réactualiser une mémoire, celle des vivants effacés en nous». En ce sens, «le posthumain est aussi le préhumain». L’histoire de l’ensemble du vivant, avec tous les «trucs» utilisés par l’évolution, semble rester tapie dans chaque individu, prête à réexprimer ses possibilités. L’anthropologie y gagne une bonne dose de trouble.
Dans un autre article de la même revue, Alain Ehrenberg interroge, lui, les neurosciences cognitives.3 Pour montrer qu’au cœur de leur programme se trouve un paradoxe. Le but de ces sciences, rappelle-t-il, est «de démontrer la puissance causale du cerveau». Mais causale de quoi et de quelle manière ? Laissé à ses propres forces, le cerveau se trouve bien en peine de le déterminer. «C’est la vie sociale qui décide de ce que le cerveau est capable de faire».
Lorsque nous nous demandons ce qui détermine la qualité spécifique de notre cerveau, nous pensons immédiatement à la conscience de soi, à l’autonomie, au self. Mais ces notions relèvent de la construction du sujet par une analyse sociale. Prenez le même cerveau – le nôtre – et placez-le au Moyen-Age, ou chez les actuels Nuer du Soudan (exemple de Ehrenberg), il sera jugé comme capacité à aimer Dieu, ou comme pouvoir d’entrer en relation avec le monde des vaches. Et il est bien possible que, demain, ce qui nous émerveillera en lui – et donc en nous – sera encore tout différent. Le cerveau, quant à lui, restant le même. Ce n’est donc pas lui qui pose le décor et décide les paramètres de sa propre analyse, mais bien la culture dans laquelle il se trouve immergé, liée à un moment et à un lieu.
«Qui décide de quoi un cerveau est capable ?» : voilà, rappelle Ehrenberg, la question de départ à laquelle les neurosciences ne peuvent prétendre répondre. Pour l’aborder, il faut, comme l’écrit Michel Foucault, «étudier la constitution du sujet comme objet pour lui-même : la formation des procédures par lesquelles le sujet est amené à s’observer lui-même, à s’analyser, à se déchiffrer, à se reconnaître comme domaine de savoir possible». Le problème est que le serpent se mord la queue. Pourquoi cette curiosité ? D’où vient l’irrépressible envie de se comprendre soi-même ? De la conscience, de l’empire du soi sur lui-même, ou alors du célèbre «we’re all zombies, nobody is conscious» de Daniel Dennett, pour qui l’humain est porté par ses processus neuronaux dans l’illusion d’être lui-même ? Sans cesse, on revient, sans réponse, au point qu’on voulait éclairer. Aux questions : «qui pense ? qui décide ?» les neurosciences ne peuvent répondre sans s’inscrire elles-mêmes dans une boucle d’interrogation faisant référence au vivant, au social, aux idées, à l’histoire de la philosophie, à la mémoire des organismes et aux liens entre tout cela.
Mais voilà : même si nous ignorons pourquoi, nous continuons à faire de la science. Ce qui nous complique l’existence. Aucun doute que le vivant se trouve désormais au cœur du présent «comme un problème» écrit Frédéric Worms.4 Il rebondit sur les questions que nous lui posons. Pour le dire autrement, «c’est de l’intérieur que la vie résiste au pouvoir qui s’exerce sur elle». Mais tout autant, c’est de l’intérieur qu’elle se montre compliante, de manière encore plus déroutante. Se situer par rapport à elle devient une activité ardue, où il faut rejouer sans cesse la mise anthropologique que l’on croyait acquise.
Dans l’éditorial commentant le projet du chirurgien Sergio Canavero de pratiquer une greffe de corps entier, le New Scientist en souligne la déstabilisante nouveauté. Le classique don d’organes restaure une fonction interne. Alors que le corps complet «est entrelacé avec le sens du soi». Qui sera l’individu résultant ? Et à qui faudra-t-il proposer pareilles greffes, si elles devaient marcher ? Aux personnes au corps abîmé, malformé ? Aux individus en fin de vie, pour leur redonner des années ? C’est le rapport à la mort et au concept de solidarité qui pourrait changer. Donc la culture. Encore une boucle étrange.