Baigné dans la lumière ambrée d’une fin de journée au printemps naissant, je savoure une pause salutaire. Face à moi, l’imposante montagne expose sa splendeur minérale : succession de falaises et de pentes neigeuses inaccessibles teintées de rose par le soleil couchant… Le grand calme s’est enfin installé. Il y a quelques jours, j’ai refermé derrière moi la porte du cabinet. Les piles de papiers abandonnées ont en vain réclamé. D’un simple clic l’écran a fermé sa paupière. S’arracher à la tâche, se tirer hors du cœur de la machine que nous croyions encore diriger, qui dicte notre quotidien, nous dévore lentement, est une nécessité parfois vitale… pouce !
Une autre vie peut alors se glisser dans cet interstice, moins ordonnée, faite d’actions simples, de mouvements répétés inlassablement dans le silence des étendues glacées ; la tête pense ailleurs, allégée, soulagée des habituelles ritournelles… Bouger le corps est l’occupation première et constante qui maintient l’équilibre dans sa translation hasardeuse… Dans les yeux, les images du monde minéral pénètrent avec une lumière implacable qui fait se froncer le visage. Le souffle règle l’effort, dicte le rythme de ce mouvement incessant, porté par la mécanique parfaite de notre espèce bipède toujours tendue vers un lointain inconnu. La pensée dérive au bord du rêve, flotte et s’efface pour ressurgir un peu plus tard aussi limpide qu’un mirage. A l’étape, c’est manger et boire qu’il faut de toute urgence, se remplir de matières vitales, avaler le monde pour continuer la route. La vie du corps occupe tout le temps, gronde, grince, bruisse… Au terme des journées, une bienfaisante lassitude s’empare de tout mon être. Le sommeil avale d’un seul grand coup toute l’agitation diurne… pouce !
Annoncé par trois éternuements, voilà que pointe un petit rhume… belle récompense pour tant de soins aux grippés ! Cette fois c’est mon tour, à coup sûr, d’affronter le virus ! Ma belle santé que je croyais naïvement inaltérable part en guenilles. Tous les plans sont à l’eau, il va falloir se mettre au lit ! Pas facile d’être soudain amoindri, limité dans ses projets, écarté de la trépidation générale, relégué dans sa chambre… Et pourtant le choix n’existe pas ! Médecin je suis, malade malgré moi, indisposé jusqu’à nouvel avis et contagieux comme un pestiféré !
Me revient en tête ce dialogue avec Hortense lors de ma dernière visite à son domicile, juste avant le départ en vacances. Elle fêtera sous peu ses 100 ans. Un refroidissement l’a doucement jetée au lit .«Vous savez, Docteur, le meilleur remède c’est une bonne trignolette ! Le lendemain vous êtes guéri !» Une trignolette ? Elle m’explique la recette : tout d’abord se préparer : toilette du soir et habits de nuit, puis boire cul sec un verre d’eau chaude sucrée additionnée d’une bonne giclée de kirsch et hop au lit… le lendemain vous êtes guéri ! «une saoulée si vous voulez !» Un rire coquin soudain éclaire son visage au souvenir de ces anciennes ivresses pardonnables !
J’ai suivi ses conseils, réchauffé mes entrailles de quelques boissons nobles et, vous le croirez si vous voulez, le lendemain j’étais guéri !
Toute bonne chose a sa fin. La reprise est pour demain. L’agenda déjà plein indique sans faillir les devoirs à venir ! Un simple pouce levé ne suffira pas pour stopper la machine… en avant la musique !