Vaut-il mieux, à la base, une certitude quelque peu imbibée d’incertitude, ou au contraire une incertitude tellement radicale qu’elle en devient une barrière contre de trop faciles certitudes ? Vaut-il mieux s’accrocher à des projets susceptibles d’aboutir à quelque chose de stable et définitif, ou au contraire compter davantage sur des perspectives restant relativement floues et toujours aptes à être modifiées, élargies, réajustées ?
Dans le cours de notre existence, beaucoup peut en fait osciller entre le besoin ou la tendance à compter surtout sur ce qui semble destiné à durer, à ne pas trop se modifier, à ressembler à des programmes préétablis, et par ricochet le fait d’engendrer une légitime méfiance envers tout ce qui se dessinerait à l’avance comme peu probable, trop changeant, caméléonesque. Par contre, notre tendance foncière pourrait se tourner surtout vers des entités plus mouvantes, voire quelque peu branlantes, bancales. Se sentir alors attiré davantage vers ce qui se laisse, apparemment du moins, manœuvrer moment par moment selon les circonstances ou les goûts occasionnels ou passagers. Assister avec un intérêt peut-être même grandissant à des mirages, à de présumés miracles. Se laisser faire davantage par l’improvisation, les aléas, les surprises. Préférer les changements de décor, peu importe au fond si c’est en mieux ou en plus mal. Revisiter des endroits pour se rendre compte surtout d’éventuelles transformations survenues, plutôt que de devoir se pencher sur ce qui ne semble pas trop changé, donc sur une possible fidélité aux traditions, à de nettes caractéristiques conservatrices. Viser un futur, si angoissant soit-il, fait en particulier d’attentes, d’espoirs, d’énigmes à résoudre plutôt que de projets consistants et prétendus en tout cas sérieux.
… Se laisser guider davantage par des impulsions que par des raisonnements …
Quoi qu’il en soit, il reste dans chaque destinée la présence, tout là-bas qu’elle se trouve, de la certitude de la mort, certitude donc impossible à escamoter et surtout non susceptible d’accorder des prolongations, de jouer à cache-cache, permettant ainsi de croire qu’elle aurait pu, va savoir pourquoi, nous oublier, avoir voulu nous faire peur juste pour maintenir ses caractéristiques de personnage à prendre au sérieux. Mais oui : pourquoi ne pas essayer de jouer à cache-cache avec la mort ? Il suffit de prendre des risques, de pratiquer éventuellement des sports extrêmes, de ne pas trop se laisser faire par la prudence, le bon sens, les bonnes manières.
Pour tout le reste, d’ailleurs, pourquoi chercher à tout prix des garanties préalables, connaître à fond à qui on a affaire, s’assurer à l’avance une porte de sortie ? Pourquoi se soumettre régulièrement à des check-up médicaux, à des précautions sérieuses, voire à une série de vaccins, pour sauvegarder envers et contre tout ce qu’on appelle une bonne santé ? Il est bien plus tentant, peut-être, de laisser faire les circonstances, les événements considérés comme naturels, voire la chance, et aussi la malchance. Donc ne pas construire sa personne, son avenir, sur des modèles prétendus gagnants décrits comme le résultat de preuves répétées et systématisées. Se fier au hasard et à des changements inattendus de quelque chose qui de toute façon permet de sauvegarder une certaine marge de mystère, d’imprévisible, voire d’étonnant. Ne décider, s’il le faut, qu’à la dernière minute. Se laisser guider davantage par des impulsions que par des raisonnements, par des intuitions que par une méthodologie vivement conseillée par de soi-disant sages, par des gourous de tout genre.
Nul ne peut prévoir réellement ce qui se passera demain ou l’année prochaine. Même les prévisions météorologiques peuvent être plus qu’aléatoires. Combien de temps un grand amour va-t-il, ou d’ailleurs peut-il durer ? Le plaisir érotique ne peut de toute façon pas être vraiment programmé. Autant le chagrin que la satisfaction sont soumis, qu’on le veuille ou non, à des coefficients dictés par l’imprévu, enracinés dans une stricte probabilité. La physique quantique, structurée justement sur l’incertitude, s’est révélée bien plus valable que la physique dite classique friande depuis toujours de précision mathématique.
On peut, bien sûr, jouer sur les mots : accepter par exemple la persistance inévitable des transformations. Accepter son propre vieillissement comme une série de nouveautés physiologiques et pathologiques plutôt que de n’y voir qu’une affreuse destinée négative plus qu’annoncée. Accepter l’alternance de frustrations et de gratifications non comme un inconvénient majeur de l’existence, mais comme une variation sur le thème. Des désirs très persistants peuvent le rester, mais il n’est pas dit qu’ils soient toujours des désirs de la même chose. Des projets fort respectables peuvent aussi soudain changer de cible.
Chaque jour apporte sa peine, dit-on. On peut ou on doit s’y résigner d’avance. Mais il est possible qu’on mette l’accent davantage sur ce qu’on peut faire de cette peine : la subir sans trop se plaindre, sans trop gémir, ou, pourquoi pas, essayer de la métamorphoser en quelque chose de particulièrement intéressant, de positif. On peut s’éloigner, sans même bien s’en rendre compte, de ses propres habitudes et tendances. Sans non plus alors être convaincu qu’il ne faut pas se laisser faire par l’idée que tout ira pour le mieux si l’on est prêt à ne vivre qu’au jour le jour.