La leptospirose est la zoonose la plus répandue dans le monde. L’incidence est la plus élevée dans les pays tropicaux, ainsi que dans les zones rurales et humides. L’OMS estime à 873 000 les cas annuels et 48 000 les décès,1 mais il est probable que l’incidence globale soit largement sous-estimée à cause d’un accès limité aux tests diagnostiques dans les régions les plus concernées. En 2010, l’incidence annuelle rapportée était de 10-100/100 000 habitants en région tropicale et de 0,13/100 000 en Europe.2 La maladie est rare en Suisse avec une incidence de 0,05/100 000 habitants/an.3
L’agent étiologique de la leptospirose est un spirochète nommé Leptospira. L’origine du nom vient du grec lepto (mince) et du latin spira (spirale). Il existe 21 espèces de leptospires, neuf d’entre elles étant pathogènes, dont la L. interrogans. L’homme est un hôte occasionnel dans un cycle impliquant des animaux sauvages et domestiques. Le rat est le principal réservoir. La contamination se fait par contact direct avec l’urine ou un tissu d’un animal infecté ou indirect avec de l’eau ou un sol contaminés.
Nous présentons ci-dessous quatre cas (tableau 1) survenus dans une famille au retour d’un voyage en Thaïlande. Ces cas illustrent la variété des manifestations et du degré de sévérité de la présentation clinique de la leptospirose, ainsi que la difficulté à poser un diagnostic précoce.
Il s’agit d’une patiente de 43 ans, en bonne santé habituelle, de retour le 3 août 2014 d’un voyage de quatorze jours en Thaïlande effectué avec ses deux enfants et son compagnon. Ils ont séjourné dans la région de Bangkok, puis au nord près de la frontière birmane. Le 25 juillet 2014, lors d’une excursion en rafting sur la rivière Mae Taeng, au nord de la Thaïlande (figure 1), la patiente, son fils et son compagnon avalent l’eau de la rivière suite au chavirement de leur canoë. Le 3 août 2014, la patiente développe des céphalées et des diarrhées liquides non sanglantes accompagnées le 4 d’un état fébrile à 39,8°C avec frissons, myalgies, arthralgies et douleurs abdominales. Le 5, elle consulte les urgences où un test rapide et un frottis malaria reviennent négatifs, de même qu’un test rapide pour la dengue. Lorsqu’elle est revue 24 heures plus tard, la patiente est fébrile, hypotendue, mais normocarde. Un traitement empirique de ceftriaxone est initié pour couverture d’une fièvre typhoïde. Dans les deux heures suivantes, on assiste progressivement à une péjoration de l’hémodynamique, nécessitant un remplissage et un soutien aminergique. Un érythème maculo-papulaire transitoire apparaît, ansi qu’une légère injection conjonctivale. Au laboratoire, on note une cytolyse hépatique, une insuffisance rénale aiguë, une thrombopénie et un aPTT (temps de thromboplastine partielle activé) allongé. Face à la suspicion de choc septique et pour couverture d’une mélioïdose, un traitement de méropénème est introduit, avec adjonction de doxycycline pour une éventuelle rickettsiose. L’histoire clinique, l’érythème transitoire, l’injection conjonctivale légère et l’instabilité hémodynamique suite à l’instauration du traitement de ceftriaxone font aussi évoquer une réaction de Jarisch-Herxheimer dans le cadre d’une leptospirose. L’évolution clinique est ensuite lentement favorable et l’antibiothérapie est poursuivie par de la ceftriaxone jusqu’au 12 août. La doxycycline est stoppée le 11. Les hémocultures resteront stériles, mais une PCR sanguine pour Leptospira interrogans effectuée le 5 août est positive. Initialement négative le 9, une sérologie pour la leptospirose (serovar icterohaemorragia) se positive à un titre de 20 (norme <10) le 5 septembre, soit un mois après le début des symptômes.
Le fils de la patiente, un adolescent de 15 ans, présente les premiers symptômes le 4 août 2014, soit dix jours après l’exposition à l’eau de la rivière. La symptomatologie initiale est aspécifique avec fièvre, frissons, fatigue, myalgies, céphalées, vomissements et diarrhées. Il n’y a pas d’érythème cutané ou de suffusion conjonctivale. Il est hospitalisé le 7 août. Le status est sans particularité. La recherche de malaria, de dengue, ainsi que les hémocultures et les analyses de selles sont négatives. Vu le tableau clinique de sa maman, un traitement empirique de méropénème et de doxycycline est introduit le 7. Douze heures plus tard, il présente une instabilité hémodynamique nécessitant un remplissage vasculaire sans amines. Un bilan montre une insuffisance rénale et une perturbation des tests hépatiques. L’évolution est ensuite rapidement favorable. Cette péjoration transitoire sous antibiothérapie fait évoquer une réaction de Jarisch-Herxheimer. Le 12 août, les PCR leptospirose pratiquées dans le sang et dans les urines sont négatives. Le traitement de méropénème est suspendu et la doxycycline est poursuivie pour une durée de sept jours. Il rentre à domicile le 12. Initialement négative le 7, une sérologie leptospirose devient positive le 27, soit trois semaines après le début des symptômes.
Le compagnon de la patiente, âgé de 28 ans présente, dès le 3 août 2014, des diarrhées non sanglantes accompagnées le 11 d’une fièvre sans frissons, de céphalées et de vomissements. La recherche de malaria est négative. Au laboratoire, il n’y a ni insuffisance rénale ni perturbation des tests hépatiques. Au vu de l’anamnèse familiale évoquant une leptospirose, le patient est mis au bénéfice d’un traitement de doxycycline dès le 12 août sans autre examen complémentaire, avec évolution favorable.
La fille aînée de 17 ans n’a pas avalé d’eau lors du chavirement du bateau. Elle présente depuis le 14 août 2014 des céphalées avec une sensation de froid et des douleurs abdominales. Lorsqu’elle consulte aux urgences, elle est fébrile. Le bilan biologique ne montre ni insuffisance rénale ni perturbation des tests hépatiques. La recherche de malaria est négative. Un traitement de doxycycline est débuté le 15 août, après avoir effectué une sérologie pour la leptospirose qui sera ininterprétable. Les PCR urinaire et sanguine reviennent négatives. L’évolution est favorable. La sérologie de contrôle à quatre semaines n’a pas été réalisée.
La leptospirose est maintenue dans la nature par une infection urinaire chronique des vecteurs, principalement les rongeurs. Les leptospires peuvent survivre des semaines ou des mois dans un sol humide ou dans l’eau à une température entre 28 et 32°C et à pH neutre. L’homme se contamine par contact direct (peau abrasée, muqueuses) avec l’urine ou la viande d’un animal infecté ou par contact indirect avec de l’eau ou un sol contaminés. Les professions de vétérinaires, paysans, employés d’abattoirs, chasseurs, égoutiers sont des métiers à risque.
Vu l’urbanisation grandissante et les phénomènes climatiques plus extrêmes, cette zoonose reste un problème majeur de santé publique dans les pays en voie de développement.4 En 1995, une épidémie s’étant manifestée avec une hémorragie pulmonaire a affecté environ 2000 personnes après un ouragan au Nicaragua.5 Reconnue comme «fièvre automnale» chez les cultivateurs de riz dans l’ancienne Chine et au Japon,6 la leptospirose est responsable d’épidémies en Europe également, comme ce fut le cas en Allemagne chez des cueilleurs de fraises en 20077 ou lors d’un triathlon en 2006.8 En Europe, l’accroissement de la population de rongeurs dans les villes et l’augmentation du tourisme d’aventure intercontinental s’ajoutent aux facteurs climatiques et on s’attend à une réémergence de la leptospirose.2
Dans les régions non endémiques, un voyage est la cause principale de leptospirose. Les activités aquatiques en eau fraîche représentent un facteur de risque majeur.9 Lors d’une épidémie après rafting en eau vive au Costa Rica en 1996 impliquant neuf rafteurs sur 26 (34,6%), l’ingestion d’eau de rivière était un risque indépendant (RR 8,7) tout comme l’immersion.10 Chez nos quatre cas, les portes d’entrée probables sont la muqueuse buccale ou une dermabrasion cutanée.
La plupart des infections sont asymptomatiques. Comme illustré dans nos cas, le spectre de la maladie est très étendu.11 L’incubation est de cinq à quatorze jours (maximum vingt jours). Nous avons remarqué une relation entre la durée de l’incubation et la sévérité des symptômes. Le cours biphasique de la fièvre avec invasions sanguine et tissulaire, suivi d’une phase immune, n’est pas toujours présent. Parmi les cas symptomatiques (10%), on distingue deux formes :12
la forme anictérique (90%) : fièvre abrupte avec frissons, douleurs abdominales et myalgies (cas 3 et 4), souvent autolimitée, correspondant à la phase leptospirémique. Une injection conjonctivale et des douleurs aux mollets sont évocatrices.13 Elle est parfois suivie d’une méningite aseptique dans la phase immune.
La forme ictéro-hémorragique (10%) : décrite par Weil en 1886 et historiquement confondue avec la fièvre jaune. Elle est caractérisée par la triade : ictère avec cytolyse modérée, insuffisance rénale aiguë et diathèse hémorragique mineure (cas 1 et 2). La mortalité est supérieure à 10%. Une forme pulmonaire sévère due à une alvéolite hémorragique peut avoir lieu même sans ictère et est grevée d’une mortalité dépassant 50%.14
Le tableau 2 résume les différents tests disponibles et le timing idéal de leur réalisation. La mise en évidence des leptospires à l’examen direct est possible au microscope à fond noir dans le plasma ou le LCR durant les sept à dix premiers jours et dans les urines durant la deuxième ou troisième semaine, mais cette technique difficile n’est que rarement effectuée actuellement. De même, la culture longue et fastidieuse ne se fait que dans les laboratoires spécialisés.
La sérologie reste l’examen le plus utilisé pour poser le diagnostic. Les anticorps apparaissent une semaine après le début de la maladie. Une sérologie négative au début de la maladie n’exclut donc pas le diagnostic et doit être impérativement répétée deux à trois semaines plus tard. Le test d’agglutination microscopique est le test de référence, mais il est peu utile à la phase précoce.15 Dans nos cas, les sérologies ont été effectuées par une technique de fixation du complément à l’Institut central des hôpitaux valaisans.
La PCR est la méthode de choix pour le diagnostic rapide dès le début de la maladie. Elle peut être positive du deuxième (comme dans le premier cas) au douzième jour dans le sang, un peu plus tardivement dans le LCR, puis dès la deuxième semaine dans l’urine. A noter que la PCR était positive dans un seul de nos cas, cela possiblement dû soit à une réalisation tardive du test par rapport à la phase de leptospirémie (dans le deuxième cas), soit à une faible charge bactérienne (dans le quatrième cas). Un diagnostic alternatif est possible dans les deux cas non confirmés, mais les présentations cliniques associées au contexte épidémiologique rendaient une leptospirose probable.
Finalement, la combinaison des résultats de PCR et de la sérologie augmente à 93-95% la probabilité de documenter microbiologiquement l’infection durant la première semaine. Des tests rapides multiplex, basés sur PCR ou sur la réaction d’anticorps, sont en cours de développement pour une utilisation sous les tropiques.15
Le traitement antibiotique doit être débuté aussi précocement que possible. Les bénéfices du traitement dans la phase immune sont discutables. L’utilisation d’antibiotiques chez les patients hospitalisés permettrait de réduire la durée de la maladie clinique de deux à quatre jours.16 La doxycycline ou l’amoxicilline sont recommandées pour la leptospirose peu sévère et la pénicilline intraveineuse ou la ceftriaxone pour les formes modérées à sévères. La durée du traitement est de cinq à sept jours. L’initiation du traitement peut engendrer une réaction de Jarisch-Herxheimer, moins fréquente que dans les autres spirochétoses et pouvant être confondue avec un choc septique. La pathogenèse est un effet pro-inflammatoire des lipoprotéines spirochétales libérées impliquant différentes cytokines (TNFα, IL-6 et IL-8). Le bénéfice d’un traitement corticoïde préalable est controversé,17 celui d’anti-TNFα prometteur.17,18 Cette réaction survient plutôt durant les stades précoces, avant la clairance naturelle des spirochètes.19
La prévention comporte le port de gants, de lunettes et de chaussures adaptées et éventuellement une prophylaxie hebdomadaire de doxycycline en cas d’exposition prolongée. Un vaccin contenant le serovar icterohaemorragiae est disponible en France pour les travailleurs à haut risque.
La leptospirose est une maladie en émergence globalement responsable d’un problème de santé publique dans les pays en voie de développement. En Suisse, on la retrouve principalement chez les personnes exposées lors d’activités à risque, le plus souvent lors d’un retour de voyage. La variation extrême de la présentation clinique et la sensibilité sous-optimale des tests diagnostiques rendent cette maladie souvent sous-diagnostiquée.
Nous remercions la famille impliquée pour leur collaboration à la rédaction de cet article, le Pr Thierry Calandra et le Dr Pierre-Yves Bochud pour leur lecture attentive.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
> La leptospirose est une zoonose cosmopolite et doit être suspectée même en l’absence de voyage
> Face à un tableau grippal sans étiologie claire, une anamnèse de contact avec des rongeurs/urine de rongeurs (eau douce) doit être activement recherchée
> Le tableau clinique de la forme sévère (10%) comporte une atteinte hépatique à prédominance cholestatique, une insuffisance rénale aiguë et une diathèse hémorragique modérée
> La sérologie est négative en début de symptômes et doit être répétée à 14-21 jours, la PCR sanguine ou urinaire permet un diagnostic plus précoce
> Comme avec toutes les spirochétoses, une réaction de Jarish-Herxheimer est possible après introduction du traitement
> Une prophylaxie de doxycycline peut être envisagée pour les professions à risque et avant une exposition prolongée