La fatigue persistante peut être un symptôme de la dépression. A l’inverse, l’absence de fatigue peut indiquer la présence d’une manie. En réalité, la fatigue peut revêtir ces deux aspects et être aussi bien un signe de bonne santé que le symptôme d’une maladie. C’est le contexte qui détermine s’il s’agit de l’un ou de l’autre. Les personnes fatiguées sans raison, sans avoir fait un effort, un long voyage, ou sans être restées éveillées longtemps, souffrent d’une fatigue que l’on peut considérer comme anormale. De même, les personnes actives jour et nuit sans être fatiguées présentent également une anomalie.
La fatigue – comme l’absence de fatigue – devient surtout pathologique lorsque nous la considérons comme excessive et en décalage avec le contexte. C’est la même chose pour la dépression. Ainsi, la CIM-10 (Classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement, OMS 1991) ne compte que la fatigabilité anormale parmi les symptômes d’un épisode dépressif [1]. Le diagnostic de la CIM-10 n’inclut que la fatigue associée à un manque d’élan vital simultané comme symptôme d’un épisode dépressif, et indique ainsi implicitement que la fatigue dépressive se rattache à un déficit énergétique. C’est uniquement ainsi, en tant qu’expression d’une perte de motivation, qu’il convient de comprendre que la fatigabilité anormale (en plus de l’abattement et de l’absence d’intérêt et de joie) compte parmi les symptômes majeurs de l’épisode dépressif (tableau 1).
Le manuel diagnostique américain DSM-5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) compte lui aussi la fatigue parmi les symptômes dépressifs mais la considère cependant comme moins pertinente que l’humeur dépressive et l’absence d’intérêt / de joie qui, contrairement à la fatigue, sont impératifs pour un diagnostic DSM-5 de dépression majeure. En outre, le DSM-5 établit à juste titre qu’une majorité des symptômes listés dans le tableau 1 ne doivent pas uniquement être durablement présents (au minimum deux semaines), mais qu’ils doivent également être accompagnés d’une restriction dans la manière de vivre ou d’une limitation de la qualité de vie. De plus, il attire l’attention de manière explicite sur la difficulté de différencier les épisodes dépressifs des deuils stressants et accorde ainsi au contexte psychosocial une importance inhabituellement grande (au vu du caractère globalement très axé sur les symptômes de ce manuel de diagnostic).
Il faut souligner ces subtilités diagnostiques car sinon, il existe un risque de surestimation de la fatigue dans le diagnostic des troubles dépressifs. Ainsi, pour le diagnostic d’une dépression, il est nécessaire de considérer la fatigue seulement si elle est accompagnée d’autres symptômes qui confèrent une dimension dépressive au vécu de la personne [1, 2]. La fatigue dépressive est éprouvante (voir plus bas). Elle est l’expression d’une perte de l’élan vital dans un contexte dépressif. La personne dépressive se sent abattue, mais pas somnolente. Ainsi, la fatigue résultant d’importants efforts ne fait pas partie des symptômes typiques de dépression. C’est uniquement lorsque l’épuisement entraîne une réduction durable de l’élan vital ou que la personne n’arrive pas à se remettre de son épuisement sur une période d’au moins deux semaines et continue à se sentir très fatiguée que la fatigue devient un symptôme de dépression.
Du point de vue du diagnostic différentiel, de nombreux autres troubles doivent être envisagés lorsqu’un patient se plaint de fatigue. Une liste est disponible dans le tableau 2. Il convient avant tout de souligner les troubles du sommeil, les maladies somatiques et les médicaments induisant une fatigue. Le syndrome de fatigue chronique et le burnout méritent d’être mentionnés ici, même s’ils ne correspondent pas à des entités diagnostiques à part entière selon la CIM-10 ou le DSM-5. La fatigue physiologique peut également être ressentie comme un trouble par des personnes très orientées sur la performance. Pour les migrants originaires d’Asie, il ne faut pas oublier que la neurasthénie est un diagnostic populaire dans cette région, et reconnu par l’OMS [1]. Il correspond dans une large mesure à un syndrome de fatigue chronique ainsi qu’au stade précoce d’un processus de burnout.
Pour le diagnostic d’un épisode dépressif, d’autres symptômes sont nécessaires (indiqués plus haut), en plus de la fatigue, facultative. Il en va de même, mais à un degré moindre, pour un trouble dépressif de l’adaptation. La délimitation de ces troubles les uns par rapport aux autres, ainsi que vis-à-vis de la dépression «saine», reste cependant peu précise. Les transitions représentent la règle et non l’exception.
Ainsi, des études épidémiologiques ont montré qu’au sein de la population, les personnes en bonne santé et les personnes déprimées ne se répartissent pas de manière bimodale. Au contraire, on remarque une augmentation continue des symptômes dépressifs isolés jusqu’à ce qu’une partie de la population atteigne un certain nombre de symptômes, ce qui revêt une valeur pathologique d’après les systèmes diagnostiques en vigueur [3, 4]. Cela explique également que le burnout ou les processus d’épuisement puissent sans transition se transformer en dépressions manifestes. Alors que dans les cas de burnout léger, environ 20% des critères du diagnostic sont remplis, ce taux est de 50% pour les cas sévères [5]. Etant donné que la plupart des problèmes psychiques au sein de la population suivent une répartition graduelle (d’absents à sévères en passant par légers et modérés), le diagnostic catégoriel, usuel en médecine, atteint ici ses limites. Des difficultés de différenciations analogues se retrouvent entre les maladies somatiques et psychiatriques.
Ainsi, une maladie cancéreuse épuisante peut s’accompagner de fatigue, et la fatigue être en même temps évaluée comme un symptôme dépressif. Les essais de différenciation réalisés à ce jour en psycho-oncologie entre les fatigues d’origine somatique et dépressive – également à l’aide de nouvelles méthodes d’examen [6] – n’ont pu résoudre ce problème que partiellement.
En ce qui concerne le rapport entre fatigue et dépression, trois questions se posent principalement dans la pratique:
La fatigue dépressive se différencie-t-elle des autres formes de fatigue?
Dans le cadre de l’évolution de la dépression, la fatigue joue-t-elle un rôle particulier?
La fatigue dépressive doit-elle faire l’objet d’un traitement particulier?
Dans la psychopathologie générale – et de manière explicite dans les manuels diagnostiques DSM-5 et CIM-10 – on ne différencie pas plusieurs formes de fatigue. Seul son degré peut varier, de léger à sévère. Mais la fatigue est-elle toujours ressentie de la même manière? Dans le quotidien psychiatrique, on peut déjà faire la différence entre sensation de fatigue agréable et désagréable, et entre fatigue ou somnolence apaisante d’une part et fatigue ou «abattement» pesant d’autre part. Des différenciations bien plus marquées sont disponibles dans les ouvrages littéraires.
L’essai de Peter Handke, intitulé Essai sur la fatigue [7], est particulièrement révélateur. L’auteur y distingue différentes formes de fatigue. En plus d’une fatigue vaste et libératrice, qui crée de la communauté, il décrit une fatigue isolante, qui fait effet tampon entre les hommes et leur environnement. La première se comprend «comme le PLUS du moins MOI». Cette fatigue positive ne réfère pas à «ce qui doit être fait, mais à ce qui peut être laissé». Selon l’auteur, elle offre calme et repos; elle connecte et unit les acteurs. Peter Handke différencie cette forme de fatigue de la seconde, qui est négative. Selon lui, elle est pénible et n’apporte ni repos ni communauté. Cette fatigue frustrante ressemble à un besoin impérieux. Elle ne parvient pas à se libérer de la volonté de performance. Elle est hantée par la question de savoir ce qu’il reste à faire. Trouver le repos dans le sommeil peut en faire partie. Toutefois, c’est précisément le caractère impérieux et fonctionnel de ce besoin qui peut empêcher une personne de se laisser aller dans le sommeil. La fatigue se voit attribuer un objectif forcé qui agit sur elle comme une contrainte. D’après le philosophe Byung-Chul Han [8], cette fatigue anxieuse convient à notre société de performance dans laquelle les pauses, qui ne remplissent aucun objectif, ne sont pas les bienvenues. En ce qui concerne la fatigue des personnes dépressives, elle possède des qualités du second type. C’est une fatigue qui ne trouve aucun repos. Mais l’affaire n’en reste pas là. La fatigue dépressive se mélange à l’humeur morne des personnes touchées. Elle est accablante et dévalorisante. Elle n’empêche peut-être pas de s’endormir, mais elle n’apporte que rarement le repos et s’accompagne souvent d’un sommeil haché et agité avec un réveil précoce.
La fatigue dépressive était désignée au Moyen-Age par «acédie», à savoir une sorte de paresse accompagnée de lassitude. On entend par là que la fatigue dépressive ne correspond pas seulement à un état d’esprit, mais s’accompagne également d’une certaine attitude vis-à-vis de soi et du monde: la personne dépressive est fatiguée de quelque chose, voire de la vie. C’est une fatigue négative et qui dévalorise. Elle a même parfois comme conséquence le dégoût de soi. On est alors fatigué de soi-même. Ce type de fatigue envahissante rend difficile l’action d’entreprendre quelque chose ou de se réjouir de quelque chose, même s’il s’agit de sa propre performance.
Ce phénomène, typiquement décrit sous l’appellation «fatigue dépressive», se retrouve le plus souvent dans les formes sévères de dépression et il est le plus marqué en cas de dépression de type mélancolique, alors qu’il peut être simplement évoqué ou même être absent pour les formes plus légères de dépression. Il aggrave, sur le plan phénoménologique, la symptomatologie simple de «fatigabilité élevée» de la CIM-10 ou de «Fatigue» du DSM-5 et n’est ainsi pas complètement identique à elle. Cette description typique est cependant soutenue par des études récentes ayant recours à des instruments d’examen nouvellement développés [9, 10]. La caractérisation précise de la fatigue dépressive permet également d’aborder de manière plus différenciée la question aujourd’hui particulièrement urgente de savoir ce qui différencie le burnout de la dépression.
En règle générale, dans les ouvrages portant sur le burnout, on parle plutôt d’épuisement psychique et physique que de fatigue. Etre épuisé implique littéralement un effort, alors que la fatigue n’a pas cette connotation positive. En effet, le patient souffrant de burnout n’est initialement pas fatigué de son travail. Il devient de plus en plus épuisé parce qu’il lui est difficile de laisser des travaux en suspens. Son épuisement est donc une conséquence directe de son engagement, auquel il accorde généralement une grande valeur. Cependant, cette attitude au départ positive vis-à-vis de son travail et des conditions de vie devient négative au cours du processus de burnout, et ne se différencie en fin de compte plus de la fatigue dépressive. Avec le temps, la personne souffrant de burnout devient également fatiguée de son travail. Il en résulte un «licenciement intérieur» et une distanciation vis-à-vis de ses collègues de travail (ce que l’on appelle la «dépersonnalisation»). Surviennent ensuite également d’autres symptômes dépressifs tels que l’accablement, la baisse de concentration et les auto-reproches, à tel point que le processus de burnout prend une tournure dépressive et finit par remplir les critères de l’«épisode dépressif».
Une progression analogue survient, mais plus rarement, chez les personnes souffrant d’un syndrome de fatigue chronique. Le syndrome de fatigue chronique comporte cependant une dynamique moins prononcée. Il s’accompagne plus souvent de symptômes végétatifs et ressemble ainsi davantage aux troubles somatiques ou somatoformes.
En résumé, la fatigue dépressive se différencie principalement des autres formes de fatigue par le fait qu’elle n’apparaît pas de manière isolée, mais s’intègre dans un changement global de la perception du corps et de l’esprit. Elle fait partie d’un changement global de l’organisme, caractérisé sur le plan affectif par une humeur plus sombre, sur le plan cognitif par une inhibition de la pensée et une baisse de la concentration, et sur le plan psychomoteur par une diminution de la mimique-gestuelle.
Comme le laisse déjà entrevoir le passage du burnout à la dépression, le stress négatif et la dépression sont interdépendants. Les dépressions sont souvent des pathologies liées au stress. D’après des études transculturelles [11], la fatigue et l’épuisement sont plus souvent considérés comme des facteurs de stress et sont plus en corrélation avec les dépressions dans les pays occidentaux qu’en Asie ou en Afrique. Cela pourrait être lié au fait que, dans une société de performance et de réussite, la fatigue est connotée plus négativement car elle participe à une baisse des performances. Cette dévalorisation pourrait à son tour être en partie responsable du fait que la fatigue est particulièrement médicalisée en Europe et en Amérique du Nord [12]. Mais lorsque la fatigue a tendance à être évaluée comme un important facteur de stress, il convient aussi de tenir compte de ce facteur dans un modèle de dépression. A cette fin, il est nécessaire de se reporter au modèle de dépression pragmatique et orienté sur la pratique représenté dans la figure 1. Il regroupe les principales connaissances, gagnées de manière empirique, portant sur l’évolution de la dépression comme un cercle vicieux [13].
Un cercle vicieux dépressif peut débuter à différents niveaux, que ce soit dans le cadre d’une situation psychosociale, d’une pathologie physique ou d’un changement à impact psychologique négatif (coping défavorable). Le plus souvent, il est déclenché par les situations de perte ou de conflit, qui ont pour conséquence une cascade de réactions physiques et psychologiques. Un déclencheur qui ne doit aujourd’hui pas être sous-estimé est – comme présenté – l’épuisement. La perte de performance qui y est associée, par exemple dans le cadre d’un processus de burnout, est vécue comme un grand stress négatif qui entraîne une réaction ancrée biologiquement (ce qu’on appelle une réaction de préservation avec dépression et inhibition psychomotrice et mentale), particulièrement chez les personnes vulnérables. Ce type de réaction involontaire, qui freine une personne aussi bien sur le plan psychique que somatique, survient avant tout en cas de danger et dans les situations de stress qui ne peuvent ni être évitées par la fuite, ni débloquées par la confrontation ou l’offensive. Une telle constellation est typique des états d’épuisement d’origine professionnelle.
D’après l’étude de Ahola et Hakanen [14], le burnout multiplie le risque de symptômes dépressifs par 2,6. En tout, 23% des 2555 dentistes examinés en Finlande, qui au début de l’étude souffraient de burnout sans symptômes dépressifs, présentaient après trois ans une dépression d’un degré au moins léger. Le burnout se présente ainsi comme un médiateur entre le stress professionnel et la dépression. A l’inverse, la dépression peut également favoriser l’apparition d’un burnout. Il convient donc de prendre en compte que la fatigue n’est pas seulement un déclencheur potentiel de dépression, mais que la fatigue engendrée par la dépression peut renforcer le sentiment de burnout et amorcer le cercle vicieux dépressif (figure 1).
Le modèle circulaire dépeint présente en principe l’avantage de ne rendre pathologique ni la fatigue ni les brefs états dépressifs, mais de considérer le processus dépressif comme une complication dysfonctionnelle d’une réaction physiologique et normale [13]. De la même manière que le sentiment vital de la peur peut devenir maladif, lorsqu’on est confronté à de mauvaises conditions, l’épuisement et la dépression peuvent également devenir dysfonctionnels en cas de stress et ainsi devenir pathologique. Un coping faisant barrage à l’apparition de l’épuisement et de la dépression est ici avant tout défavorable et déclenche une frustration supplémentaire et un stress négatif en raison de l’absence de succès.
La fatigue dépressive est un symptôme de la dépression. Elle exige en conséquence un traitement adéquat. Au premier plan se trouvent les méthodes psychothérapeutiques et biologiques, recommandées par les directives nationales concernant le traitement de la dépression [13]. Pour les cas d’épisodes dépressifs de degrés léger à modéré, les méthodes psychothérapeutiques (psychothérapie cognitive, interpersonnelle et psychanalytique) ont, à l’inverse du traitement médicamenteux par antidépresseurs seul, un effet particulièrement durable. En cas d’épisodes dépressifs plus sévères, on recommande généralement l’utilisation de médicaments antidépresseurs à un dosage adapté. Dans ce cas, l’effet antidépresseur (surpassant le placebo) est bien documenté. Un traitement combinant antidépresseurs et psychothérapie spécifique est particulièrement efficace.
On part généralement du principe qu’en cas de fatigue dépressive, il est préférable de recourir à des antidépresseurs stimulants de type ISRS (inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine) et IRSN (inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline). Néanmoins, même pour ces antidépresseurs, une incidence substantielle de fatigue d’origine médicamenteuse est observée [15]. En tant qu’alternative potentielle, le bupropion (100 à 300 mg par jour) et la réboxétine (2 à 4 mg par jour) sont recommandés [15, 16]. En cas de résistance au traitement, des psychostimulants peuvent être utilisés en complément du traitement antidépresseur (par exemple, le méthylphénidate 20 à 60 mg par jour ou le modafinil 100 à 400 mg par jour). Une utilisation (plus longue) de ces substances stimulantes peut néanmoins conduire à un abus et à une dépendance, en particulier lorsque la fatigue persiste comme symptôme résiduel d’une dépression traitée et réclame une autre stimulation. Une revue de la littérature scientifique actuelle [9] démontre que la fatigue représente un symptôme dépressif résiduel fréquent associé à un mauvais pronostic pour la dépression. C’est pourquoi ce symptôme ne devrait pas être ignoré, mais faire l’objet d’un examen somatique et psychiatrique et, en fonction des résultats, être traité.
L’auteur n’a déclaré aucun lien financier ou personnel en rapport avec cet article.
> La fatigue est l’un des nombreux symptômes des épisodes dépressifs. Elle s’accompagne d’un trouble de l’élan vital et se mêle entre autres à un abattement affectif, des troubles cognitifs de la concentration et une inhibition psychomotrice.
> En tant que partie intégrante d’un changement dépressif global du vécu et du comportement, la fatigue dans la dépression est moins facile à individualiser que la fatigue par exemple d’origine somatique ou médicamenteuse, ou que le syndrome de fatigue chronique.
> Selon le type de dépression, la fatigue dépressive est traitée comme un épisode dépressif ou un trouble dépressif de l’adaptation. Au premier plan se trouvent les traitements psychothérapeutiques et psychopharmacologiques. En cas de résistance, des psychostimulants peuvent également être utilisés comme appoints.