La fatigue aiguë et la fatigue chronique peuvent être les symptômes d’une maladie de la dépendance pour diverses raisons: d’une part, la substance addictive est elle-même susceptible d’entraîner une fatigue en cas de consommation aiguë ou chronique ou lors du sevrage; d’autre part, la fatigue peut aussi être causée par les conséquences somatiques ou psychiques de la prise de la substance qui est à l’origine de la dépendance [1].
Pour le clinicien, le diagnostic d’une maladie de la dépendance est souvent difficile, car les sujets concernés (et parfois aussi leur référent) présentent de fortes tendances au déni et à la banalisation. D’où l’importance, en plus de l’impression clinique comprenant l’apparence extérieure, de la connaissance du contexte psychosocial du patient [1]. Il convient également de noter que les dépendances s’accompagnent généralement d’une forte comorbidité de maladies psychiatriques, en particulier concernant les maladies affectives et troubles de la personnalité [2]. L’emploi de tests (questionnaires, tests clinico-chimiques ou hématologiques) peut, dans ce contexte, être utile à l’établissement du diagnostic [2].
Vu le nombre important de substances addictives, seuls les produits les plus souvent utilisés seront traités en détail dans le présent article.
L’alcoolisme est la dépendance la plus répandue et le trouble psychique de loin le plus fréquent chez les hommes. Il se retrouve le plus souvent dans la tranche d’âge des hommes entre 45 et 64 ans. En Suisse, selon les estimations actuelles, environ 250 000 à 300 000 personnes sont alcooliques [3].
La fatigue due à l’alcoolisme peut avoir plusieurs causes. D’une part, elle peut être l’expression d’une intoxication aiguë à l’alcool [2]. D’autre part, des analyses polygraphiques du sommeil montrent que la consommation d’alcool a des répercussions négatives sur l’architecture du sommeil: elle renforce l’effet des neurotransmetteurs inhibiteurs (acide gamma-aminobutyrique, GABA), ce qui entraîne des troubles du sommeil et, finalement, la fatigue [1].
De même, dans le cadre d’une excitabilité neuronale accrue en cas de syndrome de sevrage, qui survient souvent chez les alcooliques ayant supprimé l’alcool [2], le rythme du sommeil peut être fortement perturbé, car les phases de sommeil profond récupérateur sont particulièrement réprimées [3].
En principe, l’alcool est susceptible d’endommager tous les organes en raison de son effet toxique sur les cellules [4]: il convient de noter en particulier les conséquences négatives au niveau de l’appareil digestif, du foie, du pancréas, du système cardiovasculaire, ainsi que du système nerveux central et périphérique. Ainsi, la fatigue chronique peut également être le signe d’une atteinte de système organique causée par l’alcool [4]. En fonction du stade de la maladie, divers symptômes cliniques peuvent orienter davantage le diagnostic, tels que état général diminué, inappétence, perte de poids, atrophie musculaire (principalement au niveau des mollets), érythème facial et télangiectasies, angiome stellaire, gastroduodénite accompagnée de vomissements et diarrhées, transpiration excessive, extrémités moites et froides, ainsi que troubles du sommeil et impuissance [5].
Sur le plan psychique, les symptômes comme la tendance anxieuse, les troubles dysphoriques et dépressifs, ainsi que l’agitation intérieure sont des signes potentiels d’alcoolisme [6]. Il existe généralement une forte comorbidité de l’alcoolisme avec des troubles psychiatriques tels que les désordres affectifs (troubles anxieux, dépression) et les troubles de la personnalité [2].
De même, la présence de graves problèmes sociaux, notamment perte du partenaire, éclatement de la famille et du réseau social, licenciement, retrait du permis de conduire et déclassement social, peut être révélatrice à ce sujet sur le plan diagnostique [4].
Comme instrument diagnostique, il convient de mentionner le test CAGE (cut down, annoyed, guilty, eye-opener), composé de seulement quatre questions:
Avez-vous déjà eu le sentiment que vous devriez réduire votre consommation d’alcool?
Vous est-il arrivé de vous énerver lorsque d’autres personnes critiquaient votre consommation d’alcool?
Vous êtes-vous déjà senti coupable au sujet de votre consommation d’alcool?
Avez-vous déjà consommé de l’alcool le matin au réveil, afin de calmer vos nerfs ou faire passer une gueule de bois?
Les paramètres cliniques chimiques comprennent le dosage CDT (transferrine déficiente en hydrates de carbone), les γ-GT (gamma-glutamyl-transférases), le VGM (volume globulaire moyen) et l’ETG (éthylglucuronide) [3].
Concernant l’action des drogues illicites, il convient de tenir compte du fait que celles-ci sont soumises à de multiples influences modulatrices, de sorte qu’une même substance peut avoir différents effets (sédatif/stimulant) [5]. Pour ces substances, le fait que certains modèles de consommation peuvent être associés à des scènes spécifiques est souvent révélateur [7]. Communément, il est possible de différencier les substances stimulantes («uppers») des substances narcotiques («downers»).
Le cannabis est de loin la substance illicite la plus souvent consommée. Il est admis que plus d’un quart de la population suisse à partir de 15 ans a déjà fait l’expérience du cannabis. La grande majorité des consommateurs de cannabis se trouve dans la tranche d’âge des moins de 35 ans [8].
La fatigue associée au THC (tétrahydrocannabinol), la substance psychoactive du cannabis, peut avoir plusieurs origines: tandis que, lors de la consommation de cannabis, la première phase (ivresse) est en partie associée à de fortes hallucinations, la deuxième phase se distingue par une passivité, une perte d’entrain et une fatigue. Dans le cadre du sevrage caractérisé par des symptômes uniquement psycho-végétatifs, peuvent survenir énervement, agression et nervosité, ainsi qu’anxiété et troubles du sommeil liés à la fatigue [1, 4]. Le cannabis peut entraîner un syndrome dit amotivationnel, caractérisé par une perte d’entrain et une léthargie, ainsi qu’une fatigue [6].
Les signes d’une consommation chronique de cannabis peuvent être des symptômes physiques, tels qu’une augmentation de l’appétit, une rougeur oculaire due à la dilation des vaisseaux sanguins et une sécheresse buccale. Les conséquences psychosociales possibles sont une interruption prématurée de la scolarité, des journées d’absence, des retards, des changements d’emploi et des accidents dans l’environnement de travail. De plus, la consommation intensive prolongée de cannabis augmente le risque de symptômes dépressifs et peut agir comme déclencheur de psychoses en présence d’une vulnérabilité préexistante [4]. Le THC peut être mis en évidence au moyen de tests urinaires.
La fatigue est également un symptôme fréquent de la dépendance aux opioïdes, qui touche environ 30 000 personnes en Suisse. [8] Elle est d’une part l’expression d’une intoxication chronique par des opioïdes, caractérisée sur le plan psychique par une léthargie, une apathie, un manque d’entrain, une humeur dysphorique et une fatigue croissantes [5]. Les troubles du sommeil et la fatigue peuvent aussi être des symptômes d’un syndrome de sevrage aux opioïdes, qui survient souvent dans un contexte situationnel chez les personnes dépendantes.
Sur le plan somatique, les signes possibles d’une dépendance aux opioïdes englobent mauvais état général, multiples infections (hépatite et VIH), abcès, en particulier au site d’injection, bradycardie, myosis et plaintes relatives à une constipation. Les indicateurs psychosociaux d’une dépendance aux opioïdes peuvent être la présence de maladies psychiatriques (troubles de la personnalité ou désordres affectifs), mais également des problèmes sociaux, tels que pauvreté, poursuites pénales dues à la criminalité d’approvisionnement, prostitution et l’absence de logement [4]. Les opioïdes peuvent également être mis en évidence dans l’urine.
Une enquête réalisée en 2013 concernant la consommation de cocaïne en Suisse a révélé qu’avec une proportion de 4 à 6%, la prévalence au cours de la vie est relativement élevée chez les personnes entre 20 et 44 ans par rapport aux autres tranches d’âge. Par ailleurs, le nombre d’hommes consommant de la cocaïne est deux fois plus élevé que celui des femmes [8]. Bien que la cocaïne agisse d’abord comme stimulant, la fatigue due à sa consommation peut avoir plusieurs causes. Ainsi, durant la phase finale de l’état d’ivresse, la dysphorie peut s’accompagner d’un manque d’entrain [4]. La fatigue peut également se manifester dans le cadre des symptômes psycho-végétatifs d’un sevrage de la cocaïne.
La consommation chronique de cocaïne peut se manifester par des complications telles que des troubles cardiovasculaires et neurovasculaires (troubles du rythme cardiaque, coronaropathie, accident vasculaire cérébral), ainsi qu’une inflammation chronique de la muqueuse nasale et des perforations de la cloison nasale. Les répercussions psychosociales possibles sont de graves conflits relationnels, une irritabilité, des troubles dépressifs prononcés, des troubles sexuels, la fréquentation du milieu de la prostitution, un endettement, des désordres affectifs (trouble dépressif unipolaire, trouble bipolaire) et des troubles psychotiques bizarres, parfois considérables [4].
Selon les résultats de l’enquête de santé réalisée en Suisse en 2007, 1,8% de la population à partir de 15 ans a déjà consommé de l’ecstasy au moins une fois dans sa vie [8].
Avec pour composant principal la MDMA (méthylènedioxy-méthamphétamine), l’ecstasy engendre une série d’effets physiques. La fatigue peut survenir en plus d’une transpiration, d’une torpeur et de l’accélération du pouls. De même, après intoxication aiguë ou arrêt de la consommation, des effets post-aigus se manifestent, tels que troubles du sommeil, fluctuations de l’humeur et fatigue.
Les caractéristiques non spécifiques pouvant indiquer une consommation d’ecstasy sont: gaieté prononcée, hausse de la motivation, distractibilité, excès le week-end et baisse de moral et d’énergie le lundi (puisque l’ecstasy est souvent consommée le week-end comme drogue de fête) [4, 9].
Avec d’autres psychostimulants comme les amphétamines, on peut observer, à la fin de la phase d’ivresse ou en cas de syndrome de sevrage psycho-végétatif, un abattement avec troubles dépressifs, ainsi que somnolence et fatigue [4, 5]. Selon des données actuelles, environ 3,5% des adultes et près de 6% des 18–29 ans vivant dans des pays européens ont déjà consommé les stimulants synthétiques que sont l’amphétamine et la méthamphétamine (speed) [4]. L’ecstasy et les amphétamines peuvent être mis en évidence dans l’urine au moyen d’un procédé de dépistage toxicologique.
Le GHB et le GBL (acide gamma-hydroxybutyrique/gamma-butyrolactone; «liquid ecstasy»), dont l’épidémiologie est encore très peu documentée, ont des effets fortement sédatifs à hautes doses («gouttes KO»). Des doses excessives peuvent entraîner un brusque sommeil narcotique, dont il est très difficile de tirer la personne concernée. La durée de détection très brève de cette substance dans le sang ou l’urine pose problème sur le plan diagnostique [4].
Une dépendance à certains médicaments est également possible, notamment aux somnifères (barbituriques), tranquillisants (par ex. les benzodiazépines), analgésiques, stimulants (amphétamines, psychostimulants), anorexigènes, antimigraineux et narcotiques. La dépendance aux médicaments fait partie des formes d’addiction les plus difficilement reconnaissables; de même, une distinction entre consommation justifiée et abusive pose souvent problème [5]. Les femmes et les personnes âgées sont fréquemment concernées [5]. Le tableau clinique de la dépendance aux médicaments regroupe de nombreux symptômes, comme par exemple la prise de médicaments en constante augmentation, des sentiments de dépassement et de surcharge, le tourisme médical, des plaintes relatives à de multiples troubles somatiques et la présence de symptômes anxiodépressifs. Cela engendre souvent une spirale dangereuse associant fatigue, irritabilité et surexcitation.
La dépendance aux benzodiazépines ou substances assimilées (substances Z) représente la forme la plus fréquente de dépendance aux médicaments [7]. Ces substances stimulent l’endormissement: la fatigue peut être l’expression d’une consommation chronique ou d’un surdosage, mais elle peut aussi survenir dans le cadre d’une symptomatologie clinique de sevrage suite à des troubles du sommeil [6, 7].
La mise en évidence de résidus de médicaments, l’enregistrement de données anamnestiques extérieures fournies par la personne de référence et les méthodes de dépistage rapide destinées à identifier des substances potentielles dans le sang ou l’urine sont utiles pour établir le pronostic [5].
Les auteurs n’ont déclaré aucun lien financier ou personnel en rapport avec cet article.
> Les maladies de la dépendance sont fréquentes.
> En présence du symptôme de fatigue, le clinicien doit donc les prendre en considération dans ses réflexions relatives au diagnostic différentiel.
> C’est pourquoi de bonnes connaissances des principales substances addictives et de leur contexte psychosocial constituent un avantage.