L’ère numérique, dont Google, Twitter ou Facebook sont les fers de lance, pourrait bien modifier profondément notre façon de faire de la médecine. Professeur de microbiologie au CHUV (Lausanne) jusqu’en 2014 et désormais chercheur au J. Craig Venter Institute, à La Jolla, en Californie, Amalio Telenti lève le voile sur les avancées possibles et dénonce les réticences du milieu.
Tout d’abord, j’ai été fasciné par la complexité quotidienne en médecine. J’ai travaillé comme infectiologue durant plusieurs années aux soins intensifs à Berne. Les médecins y intègrent de manière subliminale des milliers de données par jour, croyant accomplir une tâche assez simple, alors qu’elle est d’une complexité extrême.
Puis, mon intérêt pour la génétique m’a confronté encore plus directement au problème des données à large échelle. Dans mes recherches en virologie aussi, quantités de questions demandent à faire face à de grandes quantités de données: analyse de processus de réplication, de génération de variants, recherche sur la complexité évolutive, etc.
Enfin, je fais un constat encore plus général. Jusqu’à maintenant, la médecine n’a pas suffisamment pris au sérieux le fait que, derrière la pratique quotidienne, il s’agit de gérer une extraordinaire complexité en lien avec la multitude d’informations médicales.
La raison est simple: le phénomène est très récent. Google nous accompagne depuis une dizaine d’années tandis que les données biologiques à grande échelle sont, elles, accessibles depuis cinq ans seulement. Les outils capables de les traiter manquent et les médecins n’ont rien vu venir. C’est maintenant que se joue le futur et ils restent toujours très passifs. Il faut dire que de nouvelles vérités, qui pourraient s’avérer très inconfortables, pourraient ressortir d’une analyse de grandes quantités de données.
On lance d’immenses campagnes de vaccination. Tout le monde s’en félicite et pense que nos stratégies de communication sont les bonnes. Mais si l’on se penche sur le détail des réseaux sociaux, on s’aperçoit que les réponses à ce type de campagnes sont en réalité très négatives. Dans n’importe quel domaine de la prévention, on va pouvoir mesurer les effets réels d’une action, qui peuvent aller à l’encontre de ce qu’on imagine. Le débat, finalement, est celui de la vérité: où se situe-t-elle? Dans les intentions ou sur le terrain? Et comment mesurer?
Grâce à eux, on commence à comprendre ce qui se passe vraiment dans l’imaginaire des gens sur le plan médical et de leur santé. Mais nous n’en sommes qu’au début. Les plus grandes marques mondiales sont déjà en train d’utiliser les données des réseaux sociaux comme thermomètres sociaux et ont ainsi une image beaucoup plus précise de la réalité collective. Le système de santé devrait les imiter.
Sans aucun doute. Mais ces recherches ont aussi leurs biais. Prenez Twitter. On ne sait pas qui écrit les Tweets. De plus, les gens répondent, mais souvent de manière involontaire, sans se pencher spécifiquement sur ces questions: ils sont juste «en train de vivre sur Twitter», d’exprimer leur opinion. Il faut dès lors se demander ce qui les pousse à le faire. Nous avons fait, avec mon groupe, une étude dans laquelle nous nous sommes demandé si les personnes séropositives osaient s’exprimer sur Twitter, considéré comme une plateforme publique. Pour cela, nous avons acheté 40 millions de Tweets – ils sont vendus en vrac, comme les tomates, au poids – sur trois ans, au prix de 15 000 dollars. Ce qui n’est rien pour une enquête de population. Dans une clé USB, nous avions désormais les écrits momentanés de milliers de personnes et nous voulions savoir quel était l’avis de celles concernées à propos des médicaments contre le VIH. Nous avons donc fait une recherche par mots-clés liés au VIH. La difficulté, c’est que certains de ces mots étaient ambivalents. Pour écarter ce biais-là, nous avons payé des personnes sur des plateformes de travail sur le réseau, qui ont analysé les Tweets prétriés dans leur contexte, et n’ont retenu que ceux qui sont véritablement en lien avec le VIH.
Un millier de personnes, avec une moyenne de 1500 «followers» (abonnés) chacun, ce qui donne une audience de plus d’un million de personnes. Or, en l’occurrence, la majorité de ces personnes se plaignaient de leurs médicaments contre le VIH. Mais quelle est la «vérité»? Celle des patients qui se confient à leur médecin, celle des internautes qui s’expriment sur Twitter ou celle des individus qui répondent à des questionnaires? Toute la question est là!
Cette question de la vérité s’est posée également pour l’acceptation de la «prophylaxie du vendredi soir», un médicament permettant d’éviter de contracter le VIH en cas de non-protection. Son approbation par la FDA laissait penser à un bon accueil du médicament. Or, en analysant les réseaux sociaux, on s’est aperçu que l’acceptation du produit était très mitigée.
Oui, le recours aux réseaux sociaux et aux nouvelles technologies en général fait apparaître des réalités inattendues et parfois dérangeantes. On s’aperçoit en effet que la population agit souvent à l’encontre des recommandations de sécurité et de santé officielles. Ce qui doit nous pousser à nous remettre en question.
Tout domaine qui émerge – le décryptage du génome humain en est un bon exemple – est annoncé comme révolutionnaire pour la médecine. Dans les faits, seuls des aspects de celle-ci changent. Mais il s’agit toujours d’un progrès. Le corps médical se trompe quand il oppose une résistance à ces nouveautés. Il faut les accepter et s’en réjouir.
Les maladies orphelines, par exemple. En décryptant l’exome (la partie du génome constituée des exons, portion codante des gènes) d’un individu, et en le comparant à un grand nombre d’autres exomes, on peut découvrir des gènes manquants. On pense souvent aux maladies génétiques qui se développent pendant l’enfance, mais cela concerne aussi celles dont les symptômes apparaissent plus tard dans la vie.
Tout cela, c’est vrai, est en train de changer la médecine. Le problème est que ces données sont entre les mains de Google. Google possède tout, peut tout vendre et bloque l’accès à nos informations. De ce fait, la médecine nous échappe. En consultation aussi, le patient arrive avec un savoir, issu de Google, de Wikipédia, etc. Et sur la toile, les internautes peuvent faire le récit d’expériences incroyables, dans les forums notamment. Or ces informations ne jouissent pas forcément d’une expertise médicale et peuvent faire prendre des risques au patient.
Un autre type de médecine a émergé grâce à internet. Des sites comme patientslikeme.com permettent à des patients de créer des communautés autour de maladies ou de problèmes de santé. Un patient peut se tromper ou son expérience peut ne pas être généralisable. Mais d’un grand ensemble de patients émerge un savoir très important. D’autres sites, comme crowdmed.com, regroupent des patients du monde entier ayant des problèmes médicaux non résolus avec l’espoir de trouver un diagnostic.
Sur le plan de la recherche clinique, il me semble surtout que Google et les réseaux sociaux ont le pouvoir de bouleverser les processus, en court-circuitant les étapes classiques nécessaires dans le cadre d’une étude clinique. Aujourd’hui, la collecte de fonds, l’obtention d’autorisations et la constitution d’un échantillon standardisé demandent plusieurs années de travail aux chercheurs. Recruter des volontaires par le biais des réseaux sociaux permettrait d’éviter toutes ces lourdeurs administratives et de dépasser d’un coup les frontières nationales. Les maladies peu connues pourraient, en particulier, bénéficier de l’accélération de ces processus, pour former rapidement un échantillon de patients. En faisant part de son expérience, l’internaute obtient en retour une meilleure compréhension de la maladie dont il souffre. C’est du donnant-donnant.
Bien sûr. Il existe des exemples extraordinaires, notamment avec une souche entérohémorragique d’E. coli: un problème sanitaire qui s’est posé en Allemagne, il y a trois ans. Les Allemands ont donné la tâche du séquençage du génome de la souche au Beijing Genomics Institute en Chine. En quelques jours seulement, ces derniers ont analysé le génome et ont partagé leurs données brutes sur les réseaux sociaux. Partout dans le monde, des gens, pendant leur temps libre, ont commenté, interprété, analysé cette publication. Grâce aux Chinois, et à la collaboration planétaire, les Allemands, sans frais, ont réussi à comprendre leur problème sanitaire.
Un exemple. Nous envisageons de mettre des senseurs sur des groupes particuliers, des jeunes ou des employés d’une grande entreprise par exemple, en période de grippe. L’idée est de détecter les hausses de température corporelle, les signes de fièvre, de suivre le degré de proximité entre les individus du groupe et leurs déplacements. L’accès à de telles informations sur la vie personnelle des sondés ou la rémunération des personnes qui porteraient un tel senseur soulèvent évidemment des questions éthiques. Cela va à l’encontre du système médical actuel. Mais l’intérêt de ce genre de démarche pour une meilleure compréhension de la transmission des virus est évident. C’est facile d’envisager une démarche similaire dans la campagne contre le virus Ebola.
Il y a deux façons de répondre à ce pouvoir. D’abord, les Etats pourraient acheter les données et services de Google, etc. comme on achète de l’énergie aux pays voisins, pour pouvoir contrôler leurs propres systèmes de santé. Aux Etats-Unis, il y a un véritable marché sous-terrain de nos données médicales, qui se vendent sans que la population en ait conscience.
Une autre attitude serait de constituer, au niveau national ou régional, un système automatique de collecte de ces informations. On pourrait le faire aux soins intensifs par exemple. Grâce à ces processus automatiques pour récupérer les milliers de données générées, il serait possible, par exemple, de faire des hypothèses sur le devenir des patients. Mais aujourd’hui, peu de personnes réfléchissent à ce type d’exploitation des données médicales.
Quand on arrive aux urgences après un accident de voiture, on nous fait le test ABO qui est, en réalité, un test génétique. C’est déjà une prédiction: on prédit les dix prochaines minutes. En effet, les résultats vont permettre de déterminer le type de transfusion qu’il faudra faire. Idem pour l’allergie, la détection de l’hépatite. La médecine prédit déjà, mais à très court terme.
Oui, il y a une certaine perplexité, voire une passivité du corps médical, alors que le patient est ravi des nouvelles réponses que peut lui donner la médecine. De mon côté, je serais très intéressé par un projet pilote avec des senseurs Bluetooth, connectés via le téléphone portable.
Ce sont des outils bon marché qu’on peut coller sur la peau et qui pourraient être utiles dans le cadre hospitalier, mais aussi en dehors. Ils peuvent détecter la température ou les mouvements du patient. On peut imaginer que l’infirmière aille au chevet du patient si elle détecte une absence prolongée de mouvements. Un autre domaine d’application à l’hôpital serait le senseur de proximité, tant pour les patients que pour le personnel, mais en raison de la protection de la sphère privée, cela effraie les gens. L’idée serait de pouvoir savoir où vont les patients et le personnel, avec qui ils ont été en contact pour connaître les rayons de contagion dans le cas d’une épidémie, notamment. On pourrait également utiliser un tel outil pour évaluer la qualité des soins, détecter les patients qui n’ont pas été vus depuis longtemps par un médecin ou une infirmière. Les gens sont très réticents à cela, alors que déjà, nous sommes tous traqués par nos cartes de crédit, nos téléphones portables, etc. C’est sans doute une évolution culturelle qui doit se faire.