En Suisse, 80 000 patients sont admis aux soins intensifs chaque année et 5% y décèdent. Les moyens technologiques et les traitements mis en œuvre permettent de maintenir en vie la plupart des patients. Cependant, bien que cette médecine de l’extrême soit toujours plus performante, pour une partie de ces patients, la question de la poursuite du traitement se pose et plus de 80% des décès surviennent suite à une décision de retrait ou de limitation thérapeutique prise par les équipes soignantes et les proches des patients [1].
Lorsque l’on s’est posé la question de la poursuite du traitement, savons-nous si les survivants sont toujours satisfaits d’avoir survécu et comment, ou de façon provocatrice, savons-nous si ceux que l’on a laissé mourir auraient préféré survivre à tout prix?
En quoi ces deux questions qui hantent les réanimateurs au quotidien pourraient concerner les médecins traitant?
La première unité de soins intensifs a vu le jour en 1952 à Copenhague [2]. En développant la ventilation artificielle, ces pionniers sont parvenus à faire diminuer la mortalité de 80 à 40% chez les patients atteints de poliomyélite avec insuffisance respiratoire [3]. Alors, lorsque l’on parvenait à sauver la vie du patient, on considérait que l’objectif du réanimateur était atteint. En effet, si l’on regarde les études faites à l’époque, comme celle de Larsen durant cette épidémie de poliomyélite, la survie était l’unique résultat qui semblait important [3].
En a-t-il toujours été ainsi? Les médecins se sont-ils seulement intéressés à faire survivre leur patient? Hippocrates et Asclépius, vers le Ve siècle avant Jésus-Christ, parlaient déjà de concepts se rapportant à la médecine holistique, considérant comme important la compréhension de l’état de santé du patient, l’indépendance de l’esprit ou encore l’harmonie entre l’individu, la société et l’environnement [4]. Plus tard, au XVIe siècle, Sir Francis Bacon nous dit que le but de la médecine est d’«ajuster cette curieuse harpe qu’est le corps humain et de la réduire à l’harmonie» [5]. Durant les années 1950 arrivent les premières études qui s’intéressent à d’autres concepts que la survie des patients comme l’état fonctionnel de Karnovsky chez les patients oncologiques [6]. L’Organisation mondiale de la santé a définit le concept de santé lors de sa constitution à la fin des années 1940 [7]. Cette définition portera une quinzaine d’années plus tard au développement du concept de qualité de vie (QDV) comme «unité de mesure» du résultat de la prise en charge des malades [8, 9]. Ce n’est qu’en 1976 qu’arrive la première publication concernant un résultat qui ne se limite pas seulement à la mortalité des patients après un séjour en soins intensifs mais également à leur devenir sous d’autres aspects tel que la QDV [10, 11]. Une réflexion similaire s’est amorcée quant à la qualité de la prise en charge de la fin de vie et de la mort d’abord en médecine palliative durant les années 1990 puis durant les années 2000 en médecine intensive [12, 13].
Depuis les années 1990, dans le monde des soins intensifs, le concept de QDV avant ou après une admission est considéré comme un élément important influençant les décisions thérapeutiques [14–16]. Cependant, quelques auteurs ont mis en doute ce paradigme. Par exemple, l’étude ETHICATT menée dans de nombreux services de soins intensifs à travers l’Europe a investigué l’importance de la QDV versus survie à tout prix dans la procédure de décision thérapeutique [17]. Lorsque les décisions doivent s’appliquer à leur propre vie, pratiquement 90% des soignants, qu’ils soient médecins ou infirmières, considèrent que la QDV est plus importante que la survie à tout prix. Lorsque l’on pose la même question aux patients ou aux familles, la situation est bien différente avec à peine plus de 50% favorisant la QDV.
Les études s’étant intéressées aux préférences des patients en état critique quant à l’orientation de leur prise en charge ont amené des résultats divergents. Par exemple, lorsque l’état fonctionnel, les fonctions cognitives ou globalement la QDV risquent d’être très altérés après une maladie critique, certaines études montrent que les patients préfèrent orienter leur prise en charge vers un traitement moins agressif acceptant le risque d’en mourir [18–22]. D’autres, au contraire, montrent que les patients ne considèrent pas la QDV comme un élément important devant influencer l’intensité de la prise en charge et privilégient ainsi la survie à tout prix [23,24].
En présence de comorbidités sévères, en particulier lorsque l’âge est avancé, la QDV pourrait nous sembler être un élément déterminant pour la prise de décision thérapeutique quant à l’intensité des traitements à offrir. En réalité, lorsque ces patients sont interrogés, ceux-ci nous disent exactement le contraire et privilégient la quantité plutôt que la qualité de vie [25]. Ceux-ci ne sont pas prêts à raccourcir leur vie contre une amélioration de leur QDV et cela même lorsqu’ils la perçoivent comme très mauvaise [25]. Une explication à ce phénomène pourrait être liée directement à l’âge et à la durée de la maladie chronique. En effet, une étude prenant en considération des patients âgés avec une BPCO, un cancer ou une insuffisance cardiaque, a montré que l’acceptabilité d’un traitement, pour éviter la mort et dont le résultat porterait à une altération de leur état fonctionnel, augmente avec le temps [26]. Cette acceptabilité augmente d’autant plus que l’état fonctionnel initial est réduit [26]. En bref, plus les patients sont âgés avec un état fonctionnel diminué, plus ils semblent accepter des conditions de vie qui ne le seraient pas pour une personne plus jeune et en bonne santé. Les données de la littérature ne nous aident pas à comprendre quelles sont les préférences réelles du patient individuel incapable de s’exprimer lorsque la mort (quantité de vie) se confronte à une survie dans un état très altéré (qualité de vie).
Que faire lorsque l’on est confronté à telle situation? Coppola et coll. ont montré que la capacité à deviner les préférences des patients quant à l’intensité des traitements de la part des médecins traitant ou du représentant thérapeutique n’est pas parfaite avec une concordance de 66 et 74% respectivement [27]. Lorsque l’on fait le même exercice avec le médecin hospitalier, on constate que la concordance est encore moins bonne. De plus, ce résultat est fortement influencé par l’âge du patient. En effet, lorsque ce dernier a moins de 50 ans, le soignant se trompe dans 36% des cas, et dans 79% des cas lorsque l’âge est supérieur à 80 ans pensant alors à tort que le patient ne désire pas de traitement intensif pour survivre [28].
Les patients en situation très critiques sont souvent incapables de s’exprimer et seulement quelques pour-cent d’entre eux possèdent des directives anticipées fréquemment peu précises et difficilement applicables à une maladie donnée [29]. C’est malheureusement dans ces conditions difficiles où l’état fonctionnel et/ou la QDV future du patient risquent d’être très diminués (selon l’évaluation des soignants) qu’il est nécessaire de se demander si celui-ci accepterait de poursuivre la prise en charge engagée.
En faisant abstraction du concept de justice distributive qui arriverait en dernier recours, nous devons toujours considérer l’autonomie en premier lieu. Lorsque le patient est inconscient, et en absence de directives anticipées, son représentant thérapeutique devient alors l’interlocuteur principal qui exprime la volonté présumée du patient. Ceci a été formalisé par le législateur avec l’entrée en force de La loi sur la protection de l’adulte depuis le 1er janvier 2013 [30]. Pour faire cela, idéalement il devrait connaître les valeurs et attentes du patient. Cependant, très (trop) souvent, celles-ci ne sont pas abordées dans notre société ce qui met le représentant thérapeutique dans la même incertitude que celle où se trouve le réanimateur. De ce fait, et parce que ce dernier se trompe fréquemment lorsqu’il tente de deviner les choix qu’aurait faits le patient, les soignants sont dans l’obligation d’intégrer les autres principes de la bioéthique dans la procédure décisionnelle. D’un côté, la bienfaisance nous pousserait à faire survivre le patient à tout prix, et de l’autre la non-malfaisance nous inviterait à ne pas lui faire endurer un traitement dont le résultat (dont la certitude est toute relative) serait probablement non acceptable à ses yeux. Bien sûr, tout cela n’est qu’extrapolation puisque nous, le représentant thérapeutique et l’équipe soignante, ne connaissons pas les valeurs du patient ni le poids qu’il donnerait à sa survie, à son état fonctionnel et/ou QDV futures et dans quelle direction il ferait «pencher la balance».
Comment décider puisqu’il faut décider, et que ne pas décider reste une décision active de poursuivre le traitement?
Nous l’avons compris maintenant, tout le problème réside dans la connaissance des valeurs et préférences du patient. Comment obtenir ces informations? Plusieurs pistes possibles sont à explorer, ou mieux, à développer. Trop souvent, la réflexion autour de ses propres préférences et valeurs n’est pas naturelle dans notre société. Il nous incombe, nous soignants, d’inciter nos patients à explorer ces arguments. Le médecin traitant pourrait initier ce processus. Il se trouve dans une situation privilégiée pour faire émerger cette réflexion autour de trois axes principaux. D’abord en poussant le patient à déterminer quelles sont ses valeurs et préférences. Ensuite, en lui suggérant d’en parler de façon libre et approfondie avec celui ou celle qui sera son représentant thérapeutique. Finalement, en lui expliquant la possibilité et la modalité de rédaction de directives anticipées desquels il peut également être le dépositaire.
La médecine intensive est une spécialité encore jeune et en pleine évolution. L’histoire nous a montré que, parmi les résultats de la prise en charge des patients critiques, la vie à tout prix n’est pas toujours la meilleure issue possible, une modification de l’état fonctionnel et/ou de la QDV future non plus. Ces éléments peuvent être, et sont presque toujours mis en balance entre eux par le patient. Rappelons-nous qu’il ne faut pas tomber dans le piège de projeter nos propres valeurs sur les attentes du patient.
Finalement, le patient reste maître de son destin. Lorsqu’il n’a plus la capacité de s’exprimer, le fait d’avoir fait germer en lui une réflexion autour de cette problématique avant sa maladie aiguë et de l’avoir fait l’exprimer, permet à celui qui parle en son nom d’agir avec le moins d’incertitudes possibles. Le médecin traitant pourrait être l’initiateur d’une telle réflexion.
Les auteurs n’ont déclaré aucun lien financier ou personnel en rapport avec cet article.