Prenez la croyance en l’immortalité. Son histoire occidentale, rappelle Peter Sloterdijk, semble débuter en Egypte. Début timide : seul un individu, le pharaon, y a accès. Puis, dans l’Antiquité gréco-romaine, l’immortalité disparaît du programme. Ensuite, avec le christianisme, apparaît l’immortalité généreuse, offerte à tous. Enfin, avec l’époque moderne, loin de quitter la scène, le thème se métamorphose. Bien sûr, beaucoup de contemporains se considèrent mortels et professent une philosophie existentielle proche de l’antique épicurisme. Mais d’autres – pas seulement des illuminés, mais aussi, par exemple, le chef de la stratégie de Google, Ray Kurzweil – affirment que l’immortalité représente désormais le but à la fois raisonnable et grandiose (quasi religieux) de l’époque. L’ultime finalité du progrès qui meut les cultures européennes depuis la Renaissance, ce serait elle.
Cet étonnant aller et retour de croyance, Sloterdijk l’explore dans «Derrida, un Egyptien».1 Partant d’un modèle développé par Franz Borkenau, pour qui l’essence d’une civilisation se joue dans son rapport à la mort, il en propose deux types : d’un côté, les civilisations où les humains la refusent et lui font face au moyen d’une théorie de l’immortalité. De l’autre, celles où la population «s’accommode de la mort», et développe «une culture de la vie engagée dans le monde».
Entre les deux types, tout change, évidemment, de la répartition de l’énergie humaine à disposition. Chez les Egyptiens, la totalité des forces physiques et psychiques de la population est consacrée à l’édification de pyramides. Le monde des morts occupe l’activité savante, la momification représente le sommet du savoir-faire. Libérés quant à eux de cette obsession collective, les Grecs et les Romains font entrer les humains dans un nouveau dynamisme. Les gigantesques moyens culturels et économiques que les Egyptiens vouaient à l’immortalité servent à l’édification de l’ici et maintenant. Une véritable politique se fait jour, qui conçoit l’Histoire dans un temps fini. Organisant la communauté autour des personnes, elle définit leurs droits. Elle construit une religion de l’ici-bas qui est la Cité. Arrive le christianisme. Nouveau changement : les pyramides deviennent des textes, une morale remplace leurs pierres. Le dispositif immortalisant devient donc mobile, moins compliqué à produire, laissant aux humains l’énergie de comprendre le monde. Et l’immortalité se joue dans le présent. Avec la modernité, enfin, refait surface une immortalité restreinte. Celle qu’annoncent Kurzweil et ses épigones, issue de l’hybridation avec les machines, n’est en effet destinée qu’à une élite (dont ils font partie).
Pour être précis, le rapport moderne à la mort est plutôt fait d’une acceptation mélangée de révolte et de déni. En cela notre temps semble proche de l’Antiquité. Y compris dans la tentative d’oubli du présent (et de la mort) par le pain et les jeux. La forme contemporaine de ceux-ci étant une information si omniprésente, si totalisante, qu’elle envahit les esprits et s’apprête à couvrir la Terre de serveurs de données et à installer la transparence absolue. Processus qui requiert une sorte d’acceptation d’esclavage, comme les Egyptiens qui suivaient leurs pharaons dans leur rêve fou d’un monde sans fin.
Car voici l’étonnant : les populations modernes consentent à consacrer une part croissante de leurs forces pour construire des technologies-pyramides qui permettront à une caste pharaonique de s’approcher de l’immortalité. Les immenses bases de données où sont stockées les mémoires collectives représentent quant à elles les papyrus sacrés prêts à accompagner les nouveaux pharaons dans leurs sarcophages.
Au-delà de la mort et de l’immortalité, ces «soucis» récurrents des humains, un autre thème traverse leurs cultures. Mais il n’a pas de formulation, encore moins de rite. Pourtant, tout autant que la mort, il est constitutif de la finitude. Ce thème, c’est l’irréversible. Il exprime «la temporalité même du temps» affirme Vladimir Jankélévitch.2 La flèche du temps marque tous les choix qui font que les humains sont des humains. Choisir c’est s’inscrire dans le non-retour. «Le temps est irréversible de la même manière que l’homme est libre : essentiellement et totalement». Même s’il parvenait à devenir immortel, au sens de Kurzweil, l’homme resterait malgré tout pris dans les filets du temps non réversible.
Si l’irréversible est angoissant, c’est parce qu’il impose que les choix que nous posons nous construisent sans possibilité de retour, alors que nous ignorons le détail et même le programme de ce vers quoi ils nous amènent. Et cette angoisse-là, liée à la vie, au fait de se manifester soi-même comme résistance à la fatalité du monde, ne peut être supprimée sous peine de ne plus être humain.
Le problème de l’humain ne se limite donc pas à la mort. Il est celui de la perte, du futur imprédictible et du passé hors d’atteinte. Il faut vieillir, et le vieillissement est une accumulation de choix, donc de deuils de ce qui a été possible et ne l’est plus.
Certes, la médecine développe des stratégies d’anti-aging. Peut-être sera-t-elle même capable un jour de dé-vieillir des individus. Après tout, même des cellules que l’on pensait s’être différenciées de manière irréversible peuvent être dédifférenciées jusqu’à devenir pluripotentes. Il ne faut donc jurer de rien. Mais voilà. Ralentir le vieillissement, voire même rajeunir, ce n’est pas revenir dans le temps. Les expériences à l’origine de chaque personne restent. Le «je», lui, continue de vieillir. Ou alors, ce n’est plus la même personne. Certains projets de transhumanisme visent d’ailleurs cela : que l’après efface l’avant.
Toutes ces théories sur la mort à travers les civilisations apparaissent bien gentilles, mais quelles sont, aujourd’hui, nos croyances ou nos vérités sur elle ? Est-il possible que ce qu’il nous reste ne soit qu’un déni ? Non seulement, face à ceux qui meurent, nous n’avons plus de discours partagé – hors celui des religions, mais elles sont en perte d’audience – mais nous manquent aussi les rites et les comportements symboliques communs. Plus que jamais, les mourants se sentent exclus. Nous n’avons culturellement pas de place pour eux et nous sommes bien en peine de comprendre comment leur en offrir une, alors que, désormais, dominent la croissance, la transformation du monde et la production de vies longues. On pourrait peut-être leur parler du projet d’immortalité via les technologies. Mais mourir maintenant, c’est bien le signe qu’on a raté l’immortalité des élus. Dans la logique de la transformation vers la nouvelle humanité, la devise est : malheur aux perdants ! De ceux qui ont forgé leur passé et choisi de les faire exister, les contemporains adeptes de la survie indéfinie ne savent que faire.
Les civilisations n’ont cessé de théoriser la mort et ses remèdes. Mais le vécu a toujours résisté aux théories. La mort surtout, parce qu’elle est une expérience d’une singularité absolue. A la fois la plus commune des expériences et la plus intime. La plus noble et la plus vulgaire. Impossible à comprendre sans «y aller» comme dit Pierre Zaoui. Se salir les mains dans cette expérience glauque où se joue l’intime de l’humain, c’est le rôle premier de la médecine.
Ultime question : jusqu’où les individus des grandes civilisations ont-ils cru à ce que nous croyons qu’ils ont cru ?