Quand on est jeune, on peut tout à coup se trouver devant une perspective vraiment paradoxale : être bien plus effrayé par le vieillissement que par la mort. En d’autres termes, la vraie catastrophe qui nous guette n’est pas tellement le fait de devoir un jour disparaître, mais plutôt celui de devoir subir un processus, en soi anodin, de destruction progressive. Ce qui peut d’ailleurs rappeler l’étymologie du terme «catastrophe», signifiant à l’origine la nécessité, de la part de l’athlète qui courait dans le stade, de devoir soudain changer de direction.
En fait, en vieillissant, tous nos projets initiaux visant l’avenir, professionnel aussi bien que sentimental, paraissent, quoi qu’on en dise, soumis à un échec existentiel certain. «Senectus ipsa morbus est», sous-entendaient les Romains, la vieillesse en tant que telle est une forme de maladie. Un horizon existentiel qui, à la limite, ridiculise toutes les ambitions, toutes les formes de pouvoir. Au fond, même la survenue d’un état démentiel pourrait être vue comme une fuite devant la soudaine mise en évidence de cette inévitable dégénérescence de l’être humain.
… la perception du vieillissement s’intrique, pour ne pas dire se confond, avec le mépris que toute culture semble attribuer au fait de vieillir …
D’autre part, cet être humain pourrait être séduit plutôt qu’effrayé par ce cheminement progressif vers l’anéantissement, vers la résignation devant un échec implicite des projets de vie, des buts à atteindre déjà dans le cadre du quotidien. D’autant plus que la perception du vieillissement naturel s’intrique, pour ne pas dire se confond, avec le mépris que toute culture semble attribuer au fait de vieillir. Et qu’en y regardant bien, tout cela on cherche à le voiler, à le recouvrir de son contraire, c’est-à-dire l’obtention d’une sagesse et d’une valeur humaines inatteignables en principe pour les jeunes.
Toujours est-il que si le temps, comme le voulait Hermann Minkowsky – concept repris par Einstein – n’était qu’une quatrième dimension de l’espace, le fait de vieillir progressivement pourrait se réduire à mettre en évidence une sorte de dimension particulière de tout vivant. Alors que si l’on cherchait à renverser la donne en postulant qu’au contraire l’espace lui-même ne serait qu’une quatrième dimension du temps, dans ce cas chaque jour on pourrait vérifier sur notre corps l’affirmation inlassable de notre destruction. En effet, le temps possède à sa base déjà trois dimensions : la durée, les rythmes et les instants, dont l’espace ne serait qu’une coagulation provisoire de l’avenir.
Essayons quand même d’envisager une tout autre manière de se poser en face de la réalité du vieillissement, d’un autre visage dont il disposerait. Tout d’abord, ce serait censé mettre en relief une sorte d’injustice naturelle : alors que toute personne âgée ne peut pas nier être passée par une enfance, puis une jeunesse, la plupart des jeunes ne possèdent nullement une garantie de pouvoir atteindre un âge canonique. En outre, c’est le fait de vieillir qui peut permettre de réaliser une authentique personnalisation de nos existences respectives. En d’autres termes, les jeunes sont encore bien «embrigadés» dans des modèles collectifs très exigeants. En revanche, on peut en vieillissant s’émanciper peu à peu de ces modèles en les relativisant.
Puis la dialectique aussi inlassable entre mémoire et oubli va accomplir progressivement des choix opportuns, et justement personnalisés, en excluant ce qui peut-être se dessinerait comme trop étranger à notre histoire de vie. Cela vaudrait autant pour la mémoire tout court que pour des «nuances mnémoniques» impliquant une présumée mémoire sensitive ou une mémoire spécifiquement émotionnelle.
A certains égards, les souvenirs aussi strictement corporels d’une maladie pourraient contribuer à notre personnalisation foncière plus que des souvenirs, très anonymes et généralisés, d’un état de santé performante. Par ailleurs, par exemple l’état de sommeil, comme les rêves dont il peut être porteur, ne semble pas se caractériser en des formes vraiment différentes selon l’âge du dormeur.
De plus, la personne âgée semble capable de relativiser, s’il le faut, autant son passé que son devenir, pour se centrer d’une façon intensive sur le présent. Un vers du poète Aragon sonne implacable : «Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard». Mais on est susceptible de le paraphraser ainsi : «Le temps d’apprendre à vieillir, il n’est jamais trop tôt».