Comment gérer les conflits d’intérêt des auteurs d’articles médicaux ? Jusqu’à récemment, les revues tentaient de régler cette question en exigeant la transparence et en interdisant aux auteurs ayant reçu de l’argent de l’industrie, pharmaceutique entre autres, d’écrire des articles de formation. Mais il y a du nouveau. A la surprise générale, la revue star de la médecine, le New England Journal of Medicine, vient de proposer un réexamen de ces contraintes. Et avec de gros moyens. Trois articles écrits par la correspondante nationale 1 et un éditorial du rédacteur en chef 2 sont utilisés pour expliquer qu’il devient quasi impossible de trouver des experts capables d’écrire des articles de revue ou des éditoriaux et qui n’ont pas au moins un peu mouillé leur indépendance dans le bol de l’industrie. Ces papiers rappellent en outre les bienfaits qu’apporte cette industrie, l’importance que de nombreux cliniciens collaborent avec elle et la capacité de ceux-ci de faire la part des choses. Seulement voilà : leur raisonnement ne repose sur aucune donnée et ne cite aucun fait nouveau. Ils vont surtout à l’encontre de quantité d’études montrant le rôle des conflits d’intérêts dans le processus d’établissement du savoir médical. Pourquoi cette initiative étrange ? Intérêt (conflictuel) du New England de se faire bien voir de l’industrie ?
En tout cas, la réaction n’a pas tardé et elle n’a pas fait dans la dentelle. Trois anciens rédacteurs en chef du même New England ont écrit dans le BMJ un papier enflammé,3 rappelant que le New England a été une revue pionnière dans la déclaration des conflits d’intérêts, d’où la particulière gravité que ce soit elle qui initie un mouvement inverse. Dans le BMJ, la rédactrice en chef leur emboîte le pas 4 par un éditorial engagé, défendant en particulier «une tolérance zéro en ce qui concerne les articles de formation».
Il faut en finir, écrivent les uns et les autres, avec la vision idéalisée que les médecins ne sont pas influençables. Comme n’importe quels autres, leurs esprits sont malléables. L’industrie pharmaceutique dépense des dizaines de milliards de dollars en marketing. Elle invite à des congrès, paie des repas, finance des rapports, organise ou sponsorise des colloques. N’imaginons pas une seconde qu’elle financerait tout cela s’il n’en résultait pas une influence mesurable. Pourtant, c’est bien cette croyance que défendent les responsables du New England. Les médecins sont adultes, disent-ils, ils savent exercer un esprit critique. Le fait de recevoir de l’argent ne modifie pas forcément leur jugement. Etrange naïveté de la part du journal médical le plus coté du monde. Et impressionnant manque de recul. A l’actuel rédacteur en chef du New England, les anciens se permettent de rappeler que la vénérable revue n’a pas imposé des directives à la suite «de quelques événements» isolés. Non, ce qui les a justifiés, c’est un immense dispositif d’influence, posant à la médecine «des problèmes étendus et systémiques».
Deux phénomènes sont en jeu. D’une part, recevoir un don, un présent, une aide, tisser des relations, c’est se sentir obligé, même inconsciemment. Mauss l’a très bien montré : dans toutes les sociétés, le don entraîne le contredon. Nous sommes depuis l’origine des temps humains programmés pour cela. D’autre part, autre phénomène, se lier à l’industrie – pharmaceutique ou autre, par exemple celle produisant des outils de chirurgie ou d’imagerie – c’est entrer dans son paradigme. Ici s’organise l’effet le plus insidieux de ces liens : lorsqu’on se trouve dans un monde de pensée, il devient difficile de prendre de la hauteur et de voir qu’il existe d’autres types de réponses, appartenant à des approches différentes.
La question des conflits d’intérêts n’est pas d’abord morale, rappelle Fionna Godlee, mais pratique. Autrement dit, s’en prémunir ne consiste pas à déterminer qui sont les «bons» et les «mauvais». Parmi les experts payés par l’industrie pharmaceutique, ou dont les travaux sont soutenus par elle, se trouve une majorité de personnes totalement éthiques. Mais elles peuvent être – et sont effectivement – influencées par cette industrie, qu’elles s’en rendent compte ou non. C’est pourquoi le trio d’exrédacteurs en chef demande que les médecins laissent tomber leurs prétentions de supériorité et adoptent les règles du droit ou du journalisme. Des juges ou des journalistes, en effet, l’éthique professionnelle attend qu’ils se désistent lorsqu’ils ont des conflits d’intérêts liés à l’affaire qu’ils traitent. En quoi serait-il insultant, ou simplement absurde, d’affirmer que le jugement des chercheurs et des médecins est affecté par ces mêmes conflits ?
L’autre problème est que le modèle de l’industrie pharmaceutique atteint la saturation. Manque d’innovations conceptuelles, envahissement par les génériques, difficulté à trouver de nouvelles molécules efficaces : partout, de nouvelles limites entravent son développement. Mais c’est une industrie. Ses actionnaires sont exigeants. Elle cherche donc à garder son emprise économique, et du coup surinvestit dans l’influence. D’où sa stratégie : aider les leaders d’opinion, les inviter, leur financer des recherches, pour que, grâce à leur autorité, la médecine continue de se poser les questions de telle manière que les réponses soient médicamenteuses.
Quantité d’autres biais existent, bien entendu. D’une manière générale, les chirurgiens ont tendance à voir des problèmes chirurgicaux un peu partout, les médecins utilisant une technologie et la maîtrisant surestiment généralement ses avantages, les spécialistes valorisent leurs spécialités, les hospitaliers encouragent le modèle de l’hôpital, les médecins pratiquant une médecine alternative en sont généralement les évangélistes. Mais d’une part l’influence de tout cela n’est pas aussi puissante que celle de l’industrie pharmaceutique. Et d’autre part, il faut aussi, le plus possible, la prendre en compte. Ce n’est qu’ainsi que la médecine pourra avancer pour le bénéfice des patients et de la population.
Apparaît la question : dans ces conditions, qui peut écrire des guidelines ou des éditoriaux, ou encore appartenir aux groupes officiels d’experts déterminant les traitements efficaces, utiles et remboursés ? Un choix est à faire. Celui d’estimer que les spécialistes les mieux à même d’éclairer le savoir médical sont ceux formés pour analyser le design des études et les biais, non ceux qui ont la meilleure connaissance clinique des maladies.
Ce dont la médecine a plus que jamais besoin, c’est de vérité concernant son savoir. Fini le temps des cachoteries, des demi-mensonges sur les effets indésirables, de la minuscule efficacité emballée dans un puissant marketing. La culture doit changer, non pas vers moins, mais vers plus d’indépendance. Nous avons besoin d’experts libres, capables de prendre en compte l’ensemble des données à disposition, et de faire les choix en faveur des patients. Les spécialistes et chercheurs travaillant avec l’industrie ou payés par elle sont importants, mais leur rôle ne peut être de première ligne, lorsqu’il s’agit de définir des guidelines. En d’autres mots, nous avons besoin de spécialistes qui pratiquent leur métier et aident l’industrie à faire le sien. Mais ces spécialistes ne sont pas les bonnes personnes pour décider des attitudes pratiques de la communauté. Nul ne peut être juge et partie.
La pilule est amère ? Un peu, oui. Comme l’écrit Canguilhem, «ce n’est pas la vérité en soi qui est désagréable, c’est la perte de l’illusion correspondante».