Vacances en Sicile, les dernières avant la retraite.
Festival pour les pupilles comme pour les papilles, souffrance pour les genoux sur les chemins caillouteux de l’Antiquité. Salle d’attente vide, je suis donc pour 10 jours le seul malade à me consulter. Admettre l’usure du temps qui s’acharne, et pas seulement sur les articulations.
Temps pour voir, vivre, entendre, lire aussi. Réfléchir à ce monde qu’on quitte ou que l’on abandonne.
Il me plaît, au moment des adieux de la dernière consultation, de relire avec le patient les premiers mots inscrits dans le dossier parfois vieux de plus de 30 ans, cette toute première rencontre où souvent tout se passe et forge «le début d’une longue amitié» (Humphrey Bogart dans Casablanca). L’occasion de revoir le film de leur vie, de reconsidérer les choix auxquels on a participé, que l’on a parfois encouragés par paternalisme bienveillant et somme toute souvent recherché. Combien de conseils n’ai-je pas donné à des patients souvent plus âgés ! Tous ces personnages, tous différents avec lesquels on a fait un bout de chemin pourrais-je, à l’instar d’un collègue morgien, à la fermeture du cabinet les tutoyer enfin ?
Et réfléchir à cette anecdote suivante : Je rencontre un collègue et lui demande comment se passe sa récente retraite, lui qui n’a pas compté ses heures passées dans les institutions : «Assez mal» il me répond – Et pourquoi ? «On ne sait plus qui on est !»
Bigre, c’est vrai au fond, qui suis-je encore que je pourrais ne plus être dans 2 mois ?
C’est sûr qu’il m’importe peu d’être connu, le travail dans l’ombre m’était agréable, mais je ne suis pas indifférent à être reconnu. La plupart de mes confrères comme moi-même, à des degrés divers, ont ce besoin de reconnaisance, que le patient soit ouvrier ou grand bourgeois. Elle balaie pour un temps le doute qui m’a toujours accompagné et cette reconnaissance va perdurer et s’exprimer au fil du temps et des rencontres.
«On ne sait plus qui on est !» Oserai-je affronter cette terra incognita qu’on appelle anonymat ? Ne plus décider pour autrui, être rien ni personne, état libérateur ? Souhaiter moins de devoirs et plus de désirs, est-ce légitime ?
Parce que cette litanie trop souvent entendue ces derniers temps : «Docteur, qu’allons-nous devenir si vous partez ?» me fait réaliser avec effroi les effets secondaires de la «prescription de soi» chère à Balint : la dépendance !
Et moi de leur répondre, comme souvent, par une autre question : «Que vais-je moimême devenir quand je vous aurai quitté ?»
Et déjà pourquoi «devenir» ? Si l’on se contentait d’être en attendant d’avoir été.
N’être rien, 3 fois rien.
Trois fois rien, c’est déjà quelque chose, disait Raymond Devos.