Il y a quelques jours, près de cinq cents spécialistes étaient réunis à Montpellier où se tenait le XXXe congrès de la Société de chirurgie vasculaire de langue française (SCV). Ils y ont échangé sur les avancées scientifiques et les nouvelles techniques de leur discipline. Ces spécialistes «des maladies des artères et des veines» (à l’exception notable de celles du cœur et du cerveau) ont choisi l’artérite (ou artériopathie) oblitérante des membres inférieurs (AOMI) pour témoigner de l’importance d’un dépistage précoce et d’une prise en charge adaptée des maladies qu’ils sont amenés à traiter. Un choix judicieux.
L’AOMI touche plus de deux cent millions de personnes à travers le monde.1 La fréquence de cette pathologie croît particulièrement dans les pays développés, du moins là où sont omniprésents les facteurs de risque comme la consommation de tabac, l’addiction à l’alcool – ainsi que lorsqu’on observe des proportions importantes de personnes souffrant d’hypertension artérielle, d’anomalies du cholestérol et de la régulation du métabolisme du sucre. En France, on recense officiellement 800 000 patients «artéritiques». Les chirurgiens vasculaires français font toutefois valoir que ce nombre est sous-évalué «du fait de l’absence fréquente de symptômes aux premiers stades», une situation qui, selon eux, «retarde le dépistage». La Haute autorité française de santé (HAS) estime quant à elle que la prévalence de l’AOMI se situe entre 10 et 20% chez les plus de 55 ans.
Plus généralement, la SCV juge aujourd’hui nécessaire d’«alerter sur les conséquences graves, voire dramatiques de cette maladie (ulcères, gangrènes, jusqu’à l’amputation), si elle n’est pas traitée à temps». Un chiffre est parlant : sur les huit mille amputations pratiquées en France en 2014, plus de 90% étaient d’origine vasculaire.
Reste, sans sous-estimer les avancées de cette discipline, qu’il existe une approche plus clinique, moins coûteuse et sans doute plus efficiente en termes de santé publique : le dépistage systématiquement proposé de l’AOMI asymptomatique par les médecins généralistes. «Les chirurgiens vasculaires semblent redécouvrir que l’AOMI est une pathologie grave fréquente et sous-diagnostiquée, observe le Pr Jean-Louis Guilmot, spécialiste de médecine interne et vasculaire (CHU de Tours). Ils évoquent le risque de gangrène et d’amputation alors que c’est un risque minime par rapport à l’augmentation très rapide, dans cette population, du risque de complications cardiovasculaires, myocardique et cérébrale.»
Le Pr Guilmot et un petit groupe de confrères volontaires ont mis en place, depuis dix-huit mois, un programme de dépistage de l’AOMI asymptomatique par les médecins généralistes de la région Centre exerçant dans le secteur libéral. Une demande est en cours pour étendre ce projet au niveau national dès 2016.2
Il y a aujourd’hui plus d’un demi-siècle que la mesure de l’index de pression de cheville (IPSC) a été proposée comme méthode diagnostique. Cet index est né des travaux de Carter (Circulation, 1968) qui faisaient suite aux travaux de Windor (Am J Med Sci, 1950) sur l’intérêt de mesurer la perte de charge dans l’AOMI. A l’époque, les mesures de pression distale (cheville, orteil) étaient faites en pléthysmographie. L’introduction du doppler 8-10 MHz a donné son essor à cet index en simplifiant la mesure de pression à la cheville.2 L’index équivaut au rapport entre la valeur de la pression systolique des artères mesurée à la cheville et de la pression systolique humérale. Toute valeur de ce rapport < 0,9 signe a priori le diagnostic d’AOMI. Or, on sait que la prévalence de l’AOMI dans la population générale française (évaluée à partir de la mesure d’un IPSC < 0,9) est considérable, de l’ordre de 15 à 20% des personnes de plus de 50 ans. Depuis 1950, une centaine d’études ont été publiées dont les résultats peuvent apparaître discordants essentiellement du fait du manque de standardisation de la méthode utilisée.
«En 2012, des recommandations précises faites par un groupe de travail de l’American Heart Association, initié par des médecins français, ont été publiées dans Circulation pour qu’à l’avenir, une méthodologie précise et rigoureuse soit utilisée par tous pour réaliser cet examen et faire en sorte de réduire les variations de mesure inter et intra-observateurs, souligne le Pr Guilmot. Des ateliers que nous avons mis en place et animés dans la région Centre permettent aux médecins qui le souhaitent d’acquérir les connaissances et de s’exercer à les appliquer en pratique. Au terme de cet apprentissage, une évaluation comparative des résultats entre apprenti et expert permet de valider cette formation.»
Le protocole de mesure de la pression systolique au bras et à la cheville avec le doppler continu est relativement simple : patient au repos depuis 5 minutes, jambes allongées sur une table d’examen, le buste en position demi-assise, la tête et les talons reposant sur la table dans une pièce à température confortable de 19 à 22°C ; le patient ne doit pas avoir fumé dans les deux heures qui précèdent la mesure de l’IPSC et doit être capable de rester sans bouger pendant la durée de la mesure. Le brassard doit avoir une taille adéquate au volume du membre (et ne doit pas être appliqué sur un pontage distal – risque de thrombose – ni sur un ulcère ou toute lésion ouverte). Pour la mesure de la pression systolique au bras, le brassard parallèle avec Velcro est positionné pour que sa partie inférieure soit 3 à 5 cm au-dessus du pli du coude, dégageant bien la zone où est perçu le pouls huméral. Pour la mesure de la pression systolique à la cheville, le brassard parallèle avec Velcro est positionné à 2 cm au-dessus du bord supérieur de la malléole, bien au contact avec la peau.
Un doppler continu avec une sonde de 8 à 10 MHz est nécessaire. Le gel contact est appliqué sur la sonde. Une fois le doppler allumé, la sonde est placée dans la zone de l’artère à examiner avec un angle de 45 à 60° par rapport à la surface de la peau. La sonde est positionnée dans la zone où le signal sonore est perçu le plus intense. Le brassard est gonflé progressivement en suprasystolique jusqu’à 20 mmHg au-delà du niveau où le signal doppler n’est plus perçu ; il est alors dégonflé très progressivement d’environ 2 mmHg par seconde pour détecter le niveau de pression où le signal réapparaît. Le brassard ne doit pas être gonflé au-dessus de 250 mmHg.
Au total, le matériel nécessaire pour la mesure de l’IPSC comporte un tensiomètre manuel dont chaque médecin dispose déjà et un doppler continu avec sonde de 8 Mhz dont le coût actuel est inférieur à 300 €. C’est un investissement modeste pour le dépistage précoce d’une pathologie associée à un très haut risque d’accident cardiovasculaire, notamment coronaire et cérébrovasculaire, et de mort cardiovasculaire. «Les études montrent une mortalité cardiovasculaire de l’ordre de 2% par an, une incidence annuelle d’infarctus du myocarde d’environ 3% et une incidence d’accidents cérébrovasculaires de 1 à 2% par an chez les sujets ayant un IPS inférieur à 0,9, précise le Pr Guilmot. Les patients atteints d’une AOMI isolée ont le même risque de décès qu’en cas d’atteinte coronaire ou neurovasculaire et quatre fois plus de risque de mourir dans les dix ans comparativement à des personnes de même âge indemnes d’AOMI».
Au vu des résultats, la mise en place d’une thérapeutique efficace doit comporter, pour tous les patients concernés, des mesures hygiéno-diététiques : 30 à 60 minutes de marche par jour ; arrêt de l’intoxication tabagique ; surveillance mensuelle des pieds et soins de podologie ainsi que la correction des facteurs de risque (HTA, dyslipidémie, diabète) et la prescription systématique des médicaments nécessaires (antiplaquettaires, statines…). Ces mesures permettent de réduire, sur dix ans, d’environ 50% la mortalité cardiovasculaire de ces patients. Un enjeu nullement négligeable.