En ce qui nous concerne de plus près, on pourrait superposer même trop facilement la santé à la norme et toute forme de maladie à une transgression de la normalité.
Remarquons de suite que de nos jours, la notion de norme, plutôt que de se référer à une entité plus ou moins idéale, s’appuie sur des données statistiques. Autrement dit, il n’y a pas une franche allusion à des sujets qui, par des dosages biologiques répétés et un fonctionnement physiologique pour ainsi dire irréprochable, symboliseraient justement l’image d’une santé presque parfaite. D’une santé qu’on serait obligé d’imiter par une sorte de devoir communautaire, mais qui néanmoins rendrait nos efforts à cet égard pas si évidents que cela.
Toujours est-il qu’en cas d’épidémie, la perspective en question pourrait subir un complet renversement, dans le sens qu’en s’appuyant sur la notion de norme, et par là de santé du plus grand nombre, cette fois-ci le résultat serait que le plus grand nombre s’avèrerait celui de gens frappés par l’agent provoquant l’épidémie, alors que ceux qui resteraient indemnes finiraient par n’être qu’une minorité, statistiquement parlant.
… on pourrait pratiquement en déduire qu’il vaudrait mieux être malade que bien portant …
Si donc nos considérations de base telles que nous venons de les faire se heurtaient déjà à un premier obstacle conceptuel, cela finirait vraisemblablement par en susciter bien d’autres. Par exemple, la longévité serait-elle attribuable à une forme plus qu’évidente de bonne santé, ou à une forme de «transgression» par rapport à un âge moyen, et de nouveau statistiquement fondé, de durée de l’existence ? Dans ce cas-là, puisque les femmes semblent jouir plus que les hommes d’une espérance de vie prolongée, cela pourrait nous amener à penser que le corps féminin possèderait une structure physiologique davantage performante par rapport à une bonne santé.
Envers et contre tout se dresserait ensuite une autre problématique de ce genre : qu’est-ce qui symboliserait mieux une forme vitale indiscutable, à propos toujours du concept de santé : le fait de surmonter une maladie ou celui de ne pas en être atteint du tout ?
Les choses semblent quand même se compliquer si l’on passe de considérations de principe à des aspects plus pratiques, y compris à des prises de position franchement thérapeutiques. Quel rôle, à ce propos, devrait pouvoir jouer par exemple l’activité sexuelle ? Fréquente ou pas trop fréquente ? Présumée satisfaisante, et de nouveau par rapport à quels critères de référence ? Puis quel rôle accorderions-nous à l’alimentation ? Pas seulement à l’usage d’une nourriture prétendue saine, mais aussi à sa quantité, à la régularité des repas, à la satisfaction orale et digestive ? En n’oubliant certes pas le sommeil : sa qualité, sa quantité en heures, sa régularité. Puis encore la valeur, l’importance de toutes les résonances psycho-émotionnelles que l’on peut imaginer. Prédominance, à cet égard, de la détente ou de l’engagement énergétique ? Prédominance d’émotions fortes, y compris d’une certaine anxiété, ou d’un calme olympien ? La proportion donc à conseiller entre activité et passivité, entre une disponibilité relationnelle permanente et une forme d’équilibre entre ce qu’on peut appeler le monde extérieur et le monde intérieur. Une recherche irréductible de gratifications, de plaisirs, de succès dans nos projets tant quotidiens qu’à plus longue échéance ? Ou, au contraire, une sage utilisation des frustrations, une tolérance suffisante à la douleur, voire à la maladie ou à une infirmité ?
Nous devrions également pouvoir choisir entre une santé davantage reliable à un processus parallèle de personnalisation et une santé une fois de plus reliée uniquement à une norme. Une norme à son tour fondée surtout sur des facteurs historico-culturels, sur un diktat médical devenu peut-être quelque peu abusif.
N’oublions pas non plus le plaisir lié à toute transgression, à tel point qu’on pourrait pratiquement en déduire qu’il vaudrait mieux être malade que bien portant, juste pour transgresser des préceptes en vigueur. Le comble pourrait être qu’une bonne santé sans bavure risquerait d’être à la longue ressentie comme trop demandeuse, voire quelque peu «ennuyeuse». Si un diagnostic émis à notre égard nous «coince», pour ainsi dire, dans un cadre anonyme, c’est finalement le pronostic qui seul montrera à sa manière de quoi chacun de nous est capable, susceptible en somme de guérir ou de se transformer en malade chronique, en grabataire. Et d’autre part, encore une fois, une santé recouvrée n’est-elle pas meilleure qu’une santé non atteinte ?
De la même façon que des émotions comme la peur ou la colère se révèleraient être les plus aptes à atteindre un fort degré d’intensité et de durée, il pourrait en découler que la meilleure manière de percevoir jour après jour son propre corps serait de devoir presque à chaque moment rétablir les meilleures modalités perceptives de soi-même, plutôt que d’être fondamentalement «distrait» des messages en provenance de notre propre organisme.