Un sourire illumine la lune pleine de son visage. Elle m’accueille dans sa belle langue maternelle. Ma professeure d’italien a plus de quatre-vingt ans. Je la visite régulièrement. Notre petite cérémonie commence toujours par l’échange de salutations. Nous y avons pris goût ! Elle s’applique à m’enseigner les phrases sonores de la rencontre. Bien sûr, à ce rythme, je ne progresse guère mais mon plaisir à chaque fois se renouvelle. Pour elle, la santé va, dans ce corps jamais ménagé qui s’active encore du matin au soir. Pourtant la médecine y a décelé de nombreuses failles chiffrées qui font l’objet d’une attention soutenue et motivent l’ingestion de multiples pilules. L’entretien médical et son questionnaire standard glissent naturellement vers les faits et gestes de la vie quotidienne puis plongent abruptement dans un passé toujours vivant… Nous voyageons ensemble d’Emilie en Ligurie, remontons vers la riche Lombardie, traversons la frontière pour nous arrêter au creux ombré d’une vallée alpine, là où elle trouva, il y a près de soixante ans travail puis mari !
La tension artérielle pourrait être meilleure, le cœur, métronome, souffle discrètement, la glycémie s’élève à des valeurs tolérées…
Le récit d’une vie se poursuit, délicatement encouragé par mes questions. Des images : la guerre, une ferme qu’on brûle avec son bétail, une mère courage qui y pénètre pour libérer la vache, bien essentiel à la survie…
La consultation court toujours. Contrôle du semainier : cases habitées de comprimés variés en formes et couleurs, soumis au jeu de l’identification, et dont l’utilité se doit d’être régulièrement pesée !
La parole reprend ses droits et l’histoire continue. Début de la route : une adolescente envoyée travailler dans les familles bourgeoises des grandes cités du Nord, déjà consciente de l’injustice sociale et de sa jeune liberté, se rebelle : «je ne suis pas là pour vous servir». Tant d’années plus tard, ce souvenir luit encore de fierté légitime !
En Suisse, les regards n’ont pas été toujours tendres. A la question «tu viens d’où toi ?» jetée au visage de l’étrangère, elle répond du tac au tac «toi, tu descends d’un alpage mais moi je suis née dans un grand pays d’ancienne culture !».
Ses enfants ont grandi dans cet autre pays moins riant que le leur, y ont étudié, enrichis du mélange des sources et des racines, puis se sont dispersés… Elle cultive toujours patiemment son jardin. Cette femme a l’âge qu’aurait ma mère si elle avait vécu longtemps. Je la soigne depuis un quart de siècle et nos rencontres périodiques produisent à chaque fois une joie partagée. Elle m’appelle, avec un respect finement mêlé d’ironie, Monsieur le Docteur et finit par me donner du Docteur Jacques, ce qui convient parfaitement à notre cordiale entente dans la consultation.
Un voyage dans le temps et l’espace brassant l’histoire vivante d’un siècle à peine quitté s’offre à qui prend la peine d’écouter. Parfois la science médicale gagne à se faire modeste pour laisser place à la parole partagée qui tresse, hors des territoires arpentés, le lien précieux qui fonde la confiance et autorise la confidence.