«La médecine, c’est ingrat. Quand on se fait honorer par les riches, on a l’air d’un larbin ; par les pauvres, on a tout du voleur.» C’est de Louis-Ferdinand Céline, dans son Voyage au bout de la nuit, 1932. Et maintenant ?
La même question se pose, en France, sous d’autres formes. Le sujet n’est plus le médecin mais bien la médecine hospitalière publique. Est-ce toujours ce rapport délicat (pathologique) à l’argent ? Toujours est-il que l’Hexagone se refuse encore majoritairement à voir que le monde est pour partie devenu une sorte de grand supermarché de la santé. La charité n’y est plus guère d’actualité et l’acte de soins est un produit de consommation courant. Le patient est désormais indissociable du client. Même le confrère se fait payer.
La France va-t-elle franchir le pas ? Le gouvernement socialiste le souhaite. Fin juillet, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et Marisol Touraine, ministre de la Santé, l’ont dit sans fard : le gouvernement souhaite développer au plus vite l’attractivité des hôpitaux français : ils devront, autant que faire se peut, recevoir davantage de patients étrangers autant que solvables.
Cette initiative fait suite à un rapport demandé par les deux ministres à Jean de Kervasdoué, un ancien directeur des hôpitaux (nommé par François Mitterrand en 1983 et qui remplaça le système du «prix de journée» par celui du «budget global»). «On pourrait craindre, en France, que l’accueil de patients étrangers et payants ne conduise les équipes médicales à négliger leurs concitoyens, écrit l’auteur. Outre le fait que cette crainte n’est pas exprimée quand les patients sont accueillis gratuitement, elle semble, sous certaines conditions, peu fondée. Il importe d’affirmer d’emblée que ces éventuels futurs patients n’auraient aucun passe-droit et, d’un point de vue médical, seraient accueillis comme ils l’ont toujours été, et comme le sont les patients français.»
Le tourisme médical est un marché en plein développement, estimé, au niveau mondial, à 60 milliards d’euros. A l’échelon planétaire, le nombre des personnes qui vont se faire soigner hors de leur pays aurait doublé en cinq ans, passant de 7,5 millions de personnes en 2007 à 16 millions en 2012. Et la France ? Le quotidien catholique La Croix consacrait, il y a quelques jours, un riche dossier nourri de déclarations éloquentes.
… rien n’empêchera demain les patients VIP français de réclamer, en payant, d’avoir deux fois plus d’infirmières pour s’occuper d’eux …
«Il y a encore une certaine forme d’arrogance dans les hôpitaux français, qui sont tellement persuadés d’être les meilleurs qu’ils ne font guère d’efforts pour accueillir ces patients», a déclaré à La Croix le Dr Stéphane de Buren, fondateur de Novacorpus, société suisse spécialisée dans le tourisme médical.
Institut Mutualiste Montsouris, Paris. Pr Guy Vallancien, chirurgien : «On peut très bien accueillir des patients étrangers sans pénaliser les patients français si on est bien organisé. Aujourd’hui, il faut que l’on sorte des conservatismes et que nos hôpitaux se donnent les moyens de le faire. Cela apporte des recettes supplémentaires et permet d’améliorer les soins de tous les patients, ajoute-t-il. Et cela passe par des prestations de qualité supérieure. Il n’est pas scandaleux de proposer des chambres qui, sans être luxueuses, offrent le confort exigé par cette clientèle. Et si un patient arrive à 20 heures à l’aéroport, il faut qu’il puisse être reçu en consultation à 21 heures.»
Institut Gustave-Roussy (IGR) de Villejuif. Spécialisée dans la cancérologie, cette institution constitue un exemple atypique dans le paysage français. En 1980, l’Italie représentait déjà (pour diverses raisons) 11% des nouveaux patients de l’IGR. Les patients étrangers proviennent aujourd’hui essentiellement des pays du Golfe (Koweït, Bahreïn, bientôt l’Arabie Saoudite) et du Kazakhstan. Il existe aussi des accords avec de grandes entreprises, comme la Koweit Oil Company qui peut adresser ses salariés. «Ces personnes viennent à l’Institut parce des spécialistes étrangers y sont formés et qu’ils adressent ensuite certains de leurs patients quand ils sont revenus au pays, explique dans son rapport M. de Kervasdoué. La politique d’accueil des patients étrangers permet d’accroître les revenus bruts annuels de plus de 13 millions d’euro.»
Les tarifs facturés à ces patients y sont de 36% supérieurs à ceux définis par le ministère de la Santé. A part la chambre particulière (qui est aussi la règle pour les patients français éloignés de leur famille de plus trois cents kilomètres), il n’y a pas de services hôteliers particuliers (ce qui est un frein au développement de la clientèle internationale). «Toutefois, les patients sont prévenus, ils ne sont donc ni déçus ni mécontents, résume M. de Kervasdoué. Tous les patients reçoivent un devis avant hospitalisation et ils ne sont admis que si une avance d’au moins 80% a été versée. La concurrence est forte et les intermédiaires consultent toujours simultanément plusieurs institutions. Comme en matière de cancérologie, certains traitements sont longs et d’autres sont discontinus (radiothérapie, chimiothérapie), un hôtel de qualité (quatre ou cinq étoiles) pour les patients ou leur famille améliorerait la prise en charge et le recrutement d’une partie de la clientèle.»
Pour l’heure, le facteur le plus limitant pour l’accueil des malades étrangers semble être la difficulté d’obtenir des visas pour des médecins étrangers en fin de formation et qui souhaiteraient passer six mois ou un an à l’Institut pour se spécialiser. Or, ce sont ceux qui adressent les malades quand ils «reviennent au pays».
«Chez nous, aucun médecin ne pratique de dépassement d’honoraires, a expliqué à La Croix Charles Guépratte, directeur général adjoint de l’IGR. Du coup, la consultation de base est à 28 euros. Pour ces patients internationaux, on la facture à 50 €. Mais quand ils découvrent ce tarif, certains ont du mal à se convaincre qu’ils viennent d’être reçus par un médecin ayant une renommée mondiale dans tel ou tel cancer. Aux Etats-Unis, la même consultation, c’est minimum 1000 dollars (900 €). Nous n’allons pas, d’autre part, chercher les patients à l’aéroport en limousine. Ce n’est pas notre métier.»
Au total, une opinion assez largement partagée est celle exprimée par le Pr André Grimaldi (Pitié-Salpêtrière, Paris) : «Certains médecins français, engagés dans la logique de l’hôpital-entreprise, sont très favorables à la venue de ces patients très rentables. D’autres, dont je fais partie, ne sont pas opposés à leur accueil, mais à condition qu’ils ne bénéficient d’aucun statut à part. Car sinon, rien n’empêchera demain les patients VIP français de réclamer, en payant, d’avoir par exemple deux fois plus d’infirmières pour s’occuper d’eux. Sinon, je trouve curieux que Martin Hirsch, le directeur-général de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris, revendique le fait que gagner de l’argent grâce à ces patients riches permet de soigner les autres. Car en France, le système de santé repose sur la solidarité et l’égalité, pas sur le fait de prendre aux riches pour donner aux pauvres.»
De nouvelles recettes supplémentaires en vue, donc. Elles ne feront pas faire l’économie de questions éthiques et profondément identitaires concernant le tissu hospitalier public français. Quelle est la fonction exacte de cet hôpital public français dont le personnel est, dit-on, au bord de l’épuisement professionnel ? Retrouver ses fondations chrétiennes et la charité ? Faire de l’argent ? Quelles différences, dès lors entre l’hôpital public et la clinique privée ? Il faudra y songer.