Pour une époque qui, telle la nôtre, croit à l’éternité de la croissance avec la foi d’un premier communiant et vénère l’utile comme un précepte de Salut, voici un livre dégrisant, voire même thérapeutique. Son titre – «l’utilité de l’inutile»1 – annonce la couleur : ce qui est proposé, c’est un cul par-dessus tête de la bien-pensance. Car l’envers pourrait bien être l’endroit de ce qui importe, explique son auteur, Nuccio Ordine, un merveilleux penseur italien, spécialiste de la Renaissance.
S’amusant à déranger nos intelligences – toujours plus soumises au monde efficace – Ordine construit son livre à partir de textes écrits par des membres de l’immense troupe des combattants de l’inutile à travers les siècles. Des écrivains, des philosophes, des géants de l’existence. L’inutile, pour résumer leur pensée foisonnante, c’est ce qui définit l’homme, le sort du flot de la fatalité, l’arrache à ses stupides instincts possessifs et dominateurs, donne un sens à l’absurde du monde clôt. Ils ne combattent pas l’utile comme catégorie, ils le refusent comme référence ultime. L’utile est utile, certes. Mais en même temps trop puissant, envahissant tout, chassant la fragile intériorité, s’opposant à l’art et même à la science.
En médecine, vous l’aurez remarqué, l’inutile est devenu le grand thème à la mode. Il occupe la place du Mal à confesser et à éliminer. Partout, on évoque les principes «Less is more» et «Choosing wisely», les colloques qui leur sont consacrés se multiplient. Cette chasse aux prestations inutiles est bien sûr importante. En plus d’une obligation d’ordre politique, elle représente une nécessité éthique. D’une part, les prestations inutiles parasitent un système aux ressources limitées, d’autre part elles sont grevées d’injustifiables effets secondaires. Mais il existe le risque que, d’un combat contre l’inutile dans les prestations, on passe à une chasse de l’inutile tout court. Qu’il y ait, autrement dit, confusion entre «l’inutile nuisible» et «l’inutile utile». Car le système gestionnaire au pouvoir n’a pas les outils pour les distinguer l’un de l’autre. C’est donc aux soignants qu’il revient de défendre sans cesse – ou de cacher, pour les préserver, lorsque la défense à ciel ouvert n’est pas possible – les «inutiles utiles» de leur métier.
Ces inutiles, c’est en particulier le temps passé à discuter, les relations et gestes humains, les minutes «gaspillées» dans la relation et le lien, la lenteur que demande le respect de l’intime, l’attention à la vulnérabilité. Tout ce qui fait que nous ne sommes pas interchangeables ni complètement adaptés aux tâches fonctionnelles comme le sont les machines, ces serviteurs idéaux de l’utile.
Le système a beau être dit «de santé», il est de moins en moins conçu pour viser d’abord la santé. Sa première exigence, désormais, est de performer, de se confronter par la compétition, de faire du profit. Tout cela, certes, encadré par les contraintes d’une démarche médicale : scientifique, efficace, éthique. Mais l’ambiguïté est profonde : impossible d’être compétitif et performant dans une activité qui prend en charge la maladie, la souffrance et, au-delà, l’échec de l’efficacité. Le système de santé devrait créer son propre modèle, où l’utile côtoie son envers. Il devrait se concevoir comme une sorte de civilisation, qui avance par l’utile et le rentable mais vise sans cesse autre chose. Au lieu de quoi il tend à se normaliser.
Comme l’écrit Ordine, «l’utilité des savoirs inutiles s’oppose radicalement à l’utilité dominante qui, pour des intérêts purement économiques, est en train de tuer progressivement la mémoire du passé, les disciplines humanistes, les langues classiques, la libre recherche, la fantaisie, l’art, la pensée critique et les conditions mêmes de la civilisation qui devraient être l’horizon de toute civilisation».
Notre temps avait nourri l’utopie d’un monde des loisirs et de la culture. Le voici dominé par la perfection, la performance, l’efficacité, l’utilité. En résulte une société tendue et insatisfaite. Tout y est poussé au maximum : l’efficacité, le rendement, le capital, l’ambition et les échanges. Le toujours plus et les maxima partout. Longtemps, le luxe, la fête et l’art ont donné sa valeur au monde de l’inutile et se sont tenus face à l’utile comme un contre-pouvoir. Or les voici eux-aussi menacés de devoir servir à quelque chose. Ils étaient là essentiellement pour le bonheur des humains. Désormais, à ces humains, il reste l’injonction de réussir même dans la fête, il leur est demandé d’intérioriser l’utile, d’en faire leur ressort vital. A la place de l’inutile servant au bonheur, voici l’utile devenu morale et dont l’aboutissement est le burnout.
Toute époque s’est confrontée au problème que les promoteurs de l’utile ont été les plus puissants et les plus riches. Les artistes, intellectuels et spirituels ont dû vivre d’expédients, vendre leur inutile en catimini, sous le manteau, à la barbe du pouvoir. Mais cette indépendance est devenue de plus en plus difficile.
En science, rappelle un texte de Flexner, à la fin de l’ouvrage, l’inutile joue un rôle crucial. Sans liberté et gratuité de la connaissance et de la recherche, sans donc, un système placé hors du territoire où s’exerce la dictature du profit, la science tourne en rond, répète, produit de l’idéologie. D’ailleurs, dans le système du profit dominant, c’est la curiosité qui se perd. La nature, la biologie, les autres humains ne présentent plus d’intérêt en eux-mêmes. L’homme contemporain, explique Heidegger (cité par Ordine), a de plus en plus de difficulté à éprouver de l’intérêt pour ce qui n’est pas lié à «une finalité technique immédiate». Et ce constat : «expérimenter l’inutile reste pour l’homme d’aujourd’hui ce qu’il y a de plus difficile».
L’inutile, rappelle Ordine, est la grande affaire de la littérature. L’inutile fondamental – l’amour – bien sûr, mais aussi les mondes intérieurs. Il n’est pas anodin que la littérature mondiale célèbre comme l’un de ses plus grand personnages un héros de l’inutile jusqu’à la dérision : Don Quichotte. Ridicule, victime naïve de l’esprit plein d’évidences de son époque, il avance comme un crabe, les idées et les actions de travers. Ses contemporains pensent que «tous les romans de chevalerie sont faux, mensongers, inutiles et nuisibles à l’Etat» ? Lui est persuadé qu’il faut «rétablir l’ordre de la chevalerie». En même temps qu’une satire de l’utile, ses aventures sont un dévoilement de la vérité qui se trouve en arrière-plan. Un rappel que sans folie, il n’y a pas de vision de la réalité ni de transformation possible de l’ordre dominant. Mario Vargas Llosa : «un monde sans littérature serait un monde sans désirs, sans idéal, sans insolence, un monde d’automates privés de ce qui fait qu’un être humain le soit vraiment : la capacité de sortir de soi-même pour devenir un autre et des autres, modelés dans l’argile de nos rêves». Littérature et médecine : même nécessité d’inutile.
«Si nous laissions périr ce qui est inutile et gratuit, écrit Ordine, si nous renoncions à la fécondité de l’inutile, si nous écoutions uniquement ce véritable chant des sirènes qu’est l’appât du gain, nous n’aboutirions qu’à former une communauté malade et privée de mémoire qui, toute désemparée, finirait par perdre le sens de la vie et le sens de sa propre réalité».