Avec la cigarette électronique, le baclofène constitue aujourd’hui le grand sujet de santé publique dans le champ des addictions. Comme elle, il a émergé en marge des institutions. Y aurait-il une autre explication aux failles majeures qui existent dans leur évaluation clinique, de leur efficacité et de leur innocuité ?
Le dossier du baclofène, dans la maladie alcoolique, est pour une large part spécifiquement français – à la suite de l’écho rencontré dans l’Hexagone par la médiatisation, en 2008, de l’expérience du Dr Olivier Ameisen.1 Après bien des polémiques, la question de l’évaluation scientifique a été officiellement posée il y a plus de trois ans. En avril 2012, l’Agence nationale française du médicament (Ansm) autorisait le lancement d’un premier essai clinique contrôlé en ville (étude «Bacloville»), chez des patients présentant une consommation d’alcool à haut risque. Ces derniers seraient «suivis sur une durée minimale d’un an». Un deuxième essai contrôlé (étude «Alpadir») chez des patients dont le traitement est initié en milieu hospitalier était autorisé par la même Ansm, en octobre 2012.
Ces deux essais «visaient à évaluer la sécurité d’emploi et l’efficacité du baclofène sur la consommation d’alcool versus placebo, à des doses plus élevées que celles autorisées par l’AMM (autorisation de mise sur le marché) actuelle dans d’autres indications». «L’efficacité du baclofène (Liorésal et génériques) dans la prise en charge de l’alcoolodépendance n’a pas été démontrée à ce jour même si des données observationnelles ont récemment mis en évidence des bénéfices cliniques chez certains patients, expliquait alors l’Ansm. Les données de pharmacovigilance concernant cette utilisation hors du cadre actuel de l’AMM sont très limitées. C’est pourquoi, une meilleure connaissance des profils d’efficacité et de tolérance du baclofène est absolument nécessaire. La lutte contre l’alcoolisme constitue un enjeu majeur de santé publique, qui amène à encourager le développement d’études cliniques de la part d’équipes académiques ou d’industriels dans ce champ.»
Lancée en mai 2012, elle avait pour promoteur l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). D’une durée de douze mois, cette étude multicentrique, randomisée et en double insu, comparative versus placebo, avait pour objectif principal de montrer l’efficacité du baclofène sur la consommation d’alcool après un an de traitement en milieu ambulatoire. Au total, 320 consommateurs d’alcool à haut risque, sans forcément être alcoolodépendants, devaient être inclus dans cet essai. Ils seraient suivis par des médecins expérimentés dans la prise en charge des addictions répartis sur l’ensemble du territoire national.
Elle avait pour promoteur un laboratoire pharmaceutique privé. Il s’agissait là aussi d’une étude comparative versus placebo, qui prévoyait d’inclure 316 sujets dont la moitié (n = 158) recevraient du baclofène avec une posologie cible maximum de 180 mg/j. Les recrutements s’effectueraient dans une quarantaine de centres d’addictologie (hospitaliers et de ville) et les patients seraient suivis en ambulatoire, après une éventuelle période de sevrage en milieu hospitalier.
Ces deux essais portaient sur des effectifs qualifiés de «raisonnables» (636 patients évalués au total dont 318 recevraient du baclofène) et des doses journalières élevées (180 mg/j pour Alpadir et 300 mg/j maximum pour Bacloville). Elles devaient offrir la possibilité d’apprécier les bénéfices du baclofène dans le traitement de l’alcoolodépendance et de détecter des risques éventuels.
Trois ans plus tard où en est-on ? Officiellement, nulle part – sauf à compter avec un essai allemand publié en avril dernier 2 par un groupe de médecins dirigés par Christian A. Müller (Department of Psychiatry, Campus Charité Mitte, Charité – Universitätsmedizin, Berlin). Cette publication fournit les résultats de l’essai BACLAD (baclofène à hautes doses dans le traitement de la dépendance à l’alcool). «Notre étude démontre bien l’efficacité des hautes doses de baclofène dans l’alcoolodépendance, résument les auteurs. Elle a cependant été menée avec comme objectif le maintien de l’abstinence, ce qui ne correspond pas exactement aux caractéristiques des effets du baclofène que décrivent médecins expérimentés et patients répondeurs. Le baclofène permet une indifférence plus ou moins marquée à l’alcool. Pour certains, cela se traduit par une consommation modérée de façon naturelle, simplement guidée par son propre libre arbitre responsable. D’autres préfèrent ne plus consommer d’alcool du tout ou le faire de façon exceptionnelle. L’abstinence n’est plus une fin en soi. L’objectif est de retrouver un rapport normal et libre à l’alcool.»
Qu’en est-il de l’évaluation en France ? Interrogée l’Ansm dit «ne pas disposer des résultats des deux essais Bacloville et Alpadir – qui sont la propriété de leurs promoteurs. Rien n’a encore été publié et on annonce (de manière récurrente et depuis des mois) des publications «imminentes».
La dernière (et la seule) information concerne ici l’étude Bacloville et une communication du Pr Philippe Jaury (Université Paris Descartes, Paris Sorbonne), le 20 mars, aux Journées de la Société française d’alcoologie. «Le dernier patient est sorti de l’étude en juin 2014. Chacun d’entre eux tenait mensuellement un carnet de Q/R de plus de 22 pages, aboutissant à plus de 2872 variables/patient, soit une base totale d’environ 700 000 données, indique un proche de ce dossier. Cette richesse d’informations a conduit à vérifier chaque donnée : toutes ont été vues deux fois pour s’assurer de leur exactitude. Au 20 mars dernier, la base n’était donc pas encore gelée. Suivent ensuite l’analyse de ces datas puis leur publication. Généralement, ce type d’étude nécessite dix-huit mois avant la communication des résultats. Philippe Jaury estime qu’il sera en mesure de lever le voile avant.»
L’autre essai aurait fini d’être analysé mais les résultats seraient gardés secrets dans l’attente de l’exploitation de ces données. «L’étude "Bacloville" dont l’AP-HP était promoteur, a été vendue au laboratoire promoteur de la première étude. Ces deux essais sont indispensables pour que ce laboratoire puisse déposer une demande d’AMM en vue de commercialiser une présentation de baclofène davantage dosé (pour un prix plus élevé). Ce volet commercial du dossier ne devrait pas être bouclé avant la fin 2016.
On peut voir dans cette histoire peu banale bien des travers quant à l’émergence des spécialités pharmaceutiques dès lors qu’il n’y a pas de profits massifs en perspective et que la promotion ne passe pas par un puissant laboratoire pharmaceutique. Outre celle, toujours polémique, des doses maximales de baclofène pouvant être administrées au quotidien, la grande question que soulèveront les résultats des deux essais cliniques français portera sur les taux de réussite comparés du baclofène et du placebo. Ce n’est pas le moindre des aspects passionnant de cette nouvelle prise en charge de la maladie alcoolique.
Face à la promotion de la commercialisation du nalméfène par les laboratoires Lundbeck, il restera, ensuite, à observer quelles seront les suites de l’aventure baclofène, en France comme en Suisse et comme dans les principaux pays de l’Union européenne soumis aux mêmes contraintes de réglementation pharmaceutique.