Le Dr Oliver Sacks vient de mourir à l’âge de 82 ans. Il était né à Londres le 9 juillet 1933. C’était un médecin hors du commun qui avait annoncé sa mort prochaine en février dernier, dans les pages «Opinions» du New York Times.1 Ce fut alors un véritable choc pour celles et ceux qui en prirent connaissance. Un hymne à la vie, à l’amour, à la médecine, à l’écriture. Oliver Sacks savait qu’il contribuait à sa nécrologie prochaine, dans les pages du New York Times comme dans toutes celles des médias qui enterrent les femmes et les hommes qui marquent les temps qu’ils traversent.
Oliver Sacks ? Nous connaissons tous, de près ou de loin, le nom de ce médecin-écrivain – professeur à l’Université Columbia et médecin consultant dans de nombreux établissements new-yorkais. Il a écrit plusieurs ouvrages, nourris notamment des différents cas cliniques qu’il a été conduit à prendre en charge. Puis il est devenu mondialement célèbre via ses ouvrages sur les études des troubles comportementaux d’origine cérébrale ; généralement des récits composés d’une suite d’anecdotes qu’il rapporte et décortique, analyse. «Il rend ainsi accessibles ses conclusions auprès d’un grand public non spécialisé» résumait l’une de ses biographies officielles. C’est aussi la démonstration de la puissance des bons titres – la palme revenant à «L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau» (trente ans déjà). Il y avait aussi eu L’Éveil (Awakenings), qui avait remporté le prestigieux Hawthornden Prize (1974) – avant de donner naissance à un film de Penny Marshall (1990) avec Robin Williams et Robert De Niro.
Oliver Sacks était l’un des grands témoins de la culture humaniste britannique et de la traversée de son siècle. Né dans le nord de Londres, il est le plus jeune enfant d’un couple de médecins, Samuel Sacks et Muriel Elsie Landau, l’une des premières femmes à exercer la chirurgie en Angleterre. Evacué pour échapper au Blitz, pensionnat dans les Midlands, école St Paul à Londres, il intègre The Queen’s College d’Oxford, diplômé en art, physiologie et biologie avant de passer à la médecine – puis au sous-continent de la neurologie. Il traverse l’Atlantique pour gagner New York. On connaît les grandes lignes de la suite.
Sacks considérait que son style littéraire lui permettait de dépasser le cadre des anecdotes médicales du XIXe siècle. Ce qui, précisément, lui fut reproché – parfois de manière acerbe. On ne devient pas, c’est bien connu, un médecin-écrivain mondialement célèbre sans prendre certains risques. Couvert de prix et d’éloges, décrit par beaucoup comme un médecin-écrivain animé d’une «grande compassion», Oliver Sacks fut aussi progressivement accusé de tirer parti de ses patients. On le surnomma parfois «l’homme qui prenait ses patients pour une carrière littéraire». D’autres, neurologues puristes (il en existe beaucoup), accusèrent l’auteur de rapporter dans ses livres des cas un peu trop purs et caricaturaux «pour être tout à fait vrais». L’accusé se défendra de tout désir de faire de l’exhibitionnisme ou du sensationnalisme.
Oliver Sacks n’était pas seul dans sa famille. On peut voir en lui un nostalgique des expressions littéraires psychiatriques de la fin du XIXe et du début du XXe : Jean-Martin Charcot (1825-1893), Jules Dejerine (1849-1917), Gaëtan Gatian de Clérambault (1872-1934), Jacques-Joseph Moreau de Tours (1804-1894), voire Théophile Alajouanine (1890-1980). Un homme nostalgique d’une époque où la médecine n’était pas encore devenue sèche autant que statistique, délaissant les mots pour les chiffres. Un nostalgique du divorce criminel de la neurologie et de la psychiatrie.
Que nous disait, en février dernier, le Dr Sacks dans The New York Times? Qu’il avait 81 ans et qu’il y a un mois encore il se sentait en pleine forme, nageant comme au premier jour. Qu’il venait d’apprendre qu’il souffrait de métastases hépatiques. Qu’on lui avait diagnostiqué – neuf ans auparavant – une tumeur rare de l’œil, un mélanome oculaire. Qu’il avait été correctement soigné et qu’il était, depuis, aveugle d’un œil. Et qu’il faisait désormais partie des 2% de malades chez qui cette lésion métastase.
Que nous disait-il encore ? Qu’il était reconnaissant envers toutes celles et ceux qui lui avaient offert neuf années de vie en bonne santé. Mais que les aiguilles avaient tourné et que, désormais, il était face à la mort. On freinerait peut-être la progression hépatique. On ne la contiendrait pas durablement.
Il nous disait encore que c’était à lui et à lui seul, désormais, de choisir comment passer le temps qui lui restait à vivre. Et qu’il se souviendrait de David Hume (1711-1776) qui, après avoir appris qu’il était condamné (une tumeur intestinale, il avait 65 ans), avait écrit une courte autobiographie. En un seul jour du mois d’avril 1776. Il l’avait intitulé «My Own Life».2
Oliver Sacks nous résumait ce qu’il était parvenu à réaliser durant les neuf années qui venaient de s’écouler. Une période riche en travail et en amour. Cinq livres et une autobiographie complétée. Hume terminait la sienne en s’auto-analysant : «doux, maître de moi-même, d’une humeur gaie et sociale, capable d’amitié mais très peu susceptible de haine, et très modéré dans toutes mes passions.» Ce n’est pas la vision que Sacks avait de lui-même. Et pourtant, il se retrouvait dans une phrase de ce philosophe britannique des Lumières. Elle concernait, à l’approche de la mort, la sensation de détachement de la vie :
«It is difficult to be more detached from life than I am at present.»
Et pourtant, dans le même temps, Oliver Sacks nous disait se sentir intensément vivant. Et il entendait bien l’être plus encore dans le temps qui lui restait : approfondir ses amitiés, pour mieux dire adieu à ceux qu’il aime, écrire et écrire encore, voyager s’il en trouvait la force. Aller plus loin dans la profondeur de sa conscience et de ses fonctions intellectuelles. Plus d’espace pour l’accessoire, se concentrer sur ses amis et son établi. Plus de télévision et abandon du débat sur la réalité du réchauffement climatique. Aucune indifférence, mais un détachement irrépressible. Et ce vieux médecin de dire se réjouir de voir les talents de ses jeunes confrères (y compris celui qui le biopsiait) – ces jeunes médecins avec qui notre avenir est entre de bonnes mains.
Sacks écrivait encore mille et une autre choses dans (et entre) les lignes que lui offrait The New York Times. Il ne disait pas qu’il était sans craintes, loin de là. Il disait avoir aimé et avoir été aimé. Il avait donné et on lui avait donné. Il avait lu et voyagé, pensé et écrit. Il allait plus loin encore. Des mots que l’on n’ose traduire de peur de trahir – des mots auxquels rien ne saurait être ajouté :
«I have had an intercourse with the world, the special intercourse of writers and readers. Above all, I have been a sentient being, a thinking animal, on this beautiful planet, and that in itself has been an enormous privilege and adventure.»