C’était il y a une vingtaine d’années. Nous étions tout un groupe de médecins généralistes (on disait comme ça, à l’époque), participant à un cours de formation continue sur la relation entre le médecin et les assurances.
L’orateur, médecin-conseil, qui décrivait les assurés, nos patients, comme une bande de tricheurs, nous lança cette remarque : «Nombreux, parmi vous, auraient mieux fait de choisir la profession d’avocat, plutôt que celle de médecin, à voir comme vous prenez la défense de vos patients». Et de nous faire la morale : «Vous n’avez pas à prendre parti dans les relations, parfois conflictuelles, des patients avec leurs assurances. Contentez-vous d’essayer de les soigner !» J’étais sorti de ce séminaire encore plus révolté que j’y étais entré.
Trente-trois ans de pratique de la médecine de famille m’ont convaincu maintes fois du contraire : nous devons, bien souvent, prendre la défense de nos patients, pas si rarement maltraités, dans le monde du travail, dans les dédales de certaines administrations publiques, du chômage ou de l’AI, de certaines caisses maladie ou d’assurances privées, à l’aide sociale, dans le système médical aussi.
On nous reproche de manquer d’objectivité, reproche qui nous honore. Difficile, en effet, d’avoir en même temps l’empathie d’un médecin et l’objectivité d’un juge.
Mais ce reproche – comble d’ironie – confirmé dans une jurisprudence du tribunal fédéral, nous vient souvent de la part d’employés d’assurances, de l’AI par exemple, qui ne doutent pas un instant, eux, de leur propre objectivité ! Que penser, en effet, de l’impartialité de personnes soumises constamment à des pressions financières et politiques ? Pour ma part, à devoir être parfois insuffisamment objectif, je préfère, en toute conscience, me trouver du côté de l’humain.
On représente généralement la justice avec son glaive et sa balance,… les yeux bandés. C’est son rôle. En tant que médecin, j’ai toujours préféré les garder grands ouverts sur les injustices dont sont victimes tant d’humains dans ce monde.
Advocacy, belle valeur éthique développée au début des années 2000 dans le milieu des soins, et qui figure déjà dans plusieurs chartes nationales, notamment au Canada. A cultiver soigneusement. Continuons, chers et chères Collègues, à nous indigner, à prendre la défense de nos patientes et de nos patients en situation de vulnérabilité ou de dépendance, chaque fois que nous le jugeons nécessaire. On rencontre des «enfants battus» de toute sorte et à tout âge…
Au travers des siècles, de nombreux médecins ont dû faire allégeance aux pires dictatures. Mais d’autres, heureusement, se sont battus aux côtés des plus démunis. Lisez le magnifique roman historique de Philippe Favre : «1352, un médecin contre la tyrannie» (Editions Favre, Lausanne, 2014), et vous verrez que la lutte de notre corporation contre les tyrans ne date pas d’hier ! Aujourd’hui, dans un système économique impitoyable, les plus vulnérables sont poussés dans le fossé du chômage, de l’AI ou de l’aide sociale, et accusés ensuite de coûter trop cher à la société. Quel odieux cynisme !
Les châteaux forts ont changé d’allure et les donjons sont moins visibles qu’au quatorzième siècle, mais les abus de pouvoir demeurent, nous en sommes témoins.