Le monde du médecin est double. D’un côté il est celui de la norme (du diagnostic, des règles de soins, du rôle social). De l’autre celui du patient. Mais pas seulement du patient en tant que devant rentrer dans la norme. Non, celui du patient qu’il s’agit d’aider à devenir lui-même. Travail immense. Et dont l’aspect le plus subtil consiste à lui apprendre comment la norme s’exprime en lui et comment sa liberté consiste à être capable de l’utiliser et de la transgresser.
Le grand danger qui guette la médecine est celui de devenir une entreprise de normalisation. Des comportements, des psychismes, des manières globales de vivre.
Car là, sous nos yeux, la norme est saisie d’une soudaine inflation. Avec cet extraordinaire paradoxe que la médecine personnalisée, en même temps qu’elle cherche à adapter les traitements aux individus, élève leur soumission au normal à un degré inédit. Chacun est comparé aux autres. Le regard est populationnel. On est mieux ou moins bien que la moyenne, avec des risques plus élevés ou plus bas, des prédispositions accrues ou diminuées. La norme devient sociale, comme elle l’a toujours été, elle s’inscrit au fond de nos codes de conduite – rien de nouveau là non plus – mais en plus elle résulte désormais d’un examen de l’intime de notre biologie et de notre histoire génétique.
Nous vivons dans une époque fascinée par le panoptique. Non plus le panoptique carcéral, imaginé par Bentham, mais celui d’un système participatif de surveillance visant la normalisation-comparaison du plus intime des existences. Nulle intention malveillante ne semble au programme. Dans notre société du Big Data et de l’évaluation généralisée, comme pour Bentham lui-même, le but n’est pas la simple contrainte, mais une sorte de servitude volontaire et bienheureuse.
«La loi n’intervient que de temps en temps. La norme, elle, ne nous lâche jamais» disait Michel Foucault. Elle nous conforme à elle et, dans le même mouvement, elle assure la cohésion sociale, nous faisant désirer de la même manière que les autres humains. Au sein de ce panurgisme des désirs, la personne se dissout : nous sommes tous remplaçables les uns par les autres.
Comment faire pour dépasser cela, demande Cynthia Fleury, dans un remarquable livre1 explorant la question de l’humain individué et irremplaçable ? Que faire pour se libérer du pouvoir qui se constitue comme un grand système de commerce, de simulations, de virtuel, de marketing, où le réel s’efface devant sa parodie ? Il n’est pas simple d’être un humain libre. D’autant qu’encore une fois, tout n’est pas à jeter, dans le jeu avec le pouvoir. On doit bien s’y soumettre un peu, simplement pour rester en interaction avec la plupart de ses semblables.
La norme est un système de croyance, rappelle Fleury. Elle laisse penser que la convention et l’arbitraire – issus d’un endroit et d’un moment – représentent la réalité. Se rapprocher de cette réalité, se libérer, demande donc de se distancier de la norme en jouant un double jeu. A un moment donné, explique Fleury, il s’agit de décider : «je traverse» (comme Alice, de Lewis Carroll, qui dit : «mais tout ça n’est qu’un jeu de cartes»).
De même, le rôle de la médecine consiste à jouer le jeu de la norme tout en révélant sans cesse ses limites. Soigner ne signifie pas obéir à la norme, mais s’y référer en la démystifiant.
On peut parler de sujet ou de personne. Pour souligner l’importance d’exister par soi-même, Fleury construit son livre sur le concept d’individuation. C’est la même notion, mais sans le rêve d’un individu qui serait a priori autonome. Il faut dire que, plus que jamais, avec ses machines et son culte de l’efficience, le monde moderne fabrique de l’identique. S’individuer ne peut donc résulter d’une passivité. Il faut un effort continuel, une sorte de discipline, qui repose sur l’imagination, le courage et l’humour (très belles pages, chez Fleury, sur son rôle contre le pouvoir, contre le moi qui enfle et l’ordre qui étouffe). L’individuation suppose de prendre des risques, d’accepter des renoncements. Elle nous fait être sujets, c’est-à-dire singuliers, non interchangeables, ouverts aux autres. En émergeant, elle construit chacun comme un «irremplaçable» qui, en retour, fait exister les autres de la même manière.
L’individu standardisé, à l’opposé, c’est l’individualiste – figure que l’époque a développée jusqu’à la caricature. L’ individualiste habite l’idéal démocratique en le parasitant. C’est un adepte du chacun pour soi pour qui l’autre n’est qu’un moyen, servant au profit ou à la jouissance. Il pratique l’égoïsme comme système de différence et de fractionnement. Il vit dans une prétention de toute-puissance et d’autosuffisance. Mais en même temps, sa vulnérabilité à la reconnaissance sociale en fait un esclave de la norme.
Il faut du courage – parce que ce n’est pas consensuel – pour «revendiquer l’irremplaçabilité des individus» rappelle Fleury. Mais sans cette irremplaçabilité, ni l’Etat de droit ni la démocratie ne sont possibles. On pourrait ajouter : la médecine pas davantage. Car elle aussi doit être protégée, et avec courage, contre «des dérives entropiques». Aussi bien l’Etat que la médecine ont besoin d’individus qui s’affirment irremplaçables. De même, à l’inverse, sans le système culturel qu’ils constituent l’un et l’autre, chacun à sa manière, cette irremplaçabilité serait impossible. En une sorte de cercle vicieux, les individus normalisés se montrent incapables de défendre la démocratie et la médecine contre leurs démons normalisateurs. «Le fruit de la normalisation reste le fonctionnement fasciste ou populiste».
La démocratie, écrit Fleury, «a besoin de l’engagement qualitatif de l’individu». Elle est le «fruit des singularités préservées». Le phénomène est semblable pour la médecine. Si elle abandonnait sa passion forte pour les singularités, son respect des différences, son aversion à la standardisation des individus, elle laisserait sa place à un petit monde de technologies uniformisées en santé. Ce serait la version médicale du populisme, voire du fascisme.
Les grands systèmes qui exercent le pouvoir contemporain, qui tissent la norme du moment, qui dessinent nos comportements et façonnent nos désirs, ce sont les réseaux sociaux (gérés par des algorithmes), le gigantesque commerce des données (qui s’étend en un panoptique marketing) et la manie de l’évaluation. Comment agir pour que ces pouvoirs n’entraînent pas une normalisation telle qu’elle dépasse les possibilités de métabolisation des Etats ?
Pour Foucault, le pouvoir n’est pas dans les mains d’un individu ou d’un groupe, «il doit être analysé comme quelque chose qui circule, ou plutôt comme quelque chose qui ne fonctionne qu’en chaîne». Nous sommes tous constitués par lui : soit comme relais, soit comme réaction. Affirmer sa propre irremplaçabilité, selon Fleury, c’est «s’extraire de la circulation aliénante du pouvoir». C’est «prendre conscience de la signification de l’indisciplinable … qui est la trace vivace de l’irréductible en soi».
Il y a deux choses que le pouvoir, sous ses multiples visages et simulacres, déteste : c’est que les personnes existent comme des sujets libres. Et c’est que ces mêmes personnes soient considérées – et se considèrent – comme irremplaçables. Or ce sont des objectifs centraux de la médecine.