Bien que d’usage courant, le terme «borderline» est méconnu et fréquemment employé à mauvais escient. Il est le plus souvent utilisé comme un adjectif à connotation péjorative pour décrire un individu qui pose problème alors qu’il s’agit en fait d’un nom propre qui désigne un trouble.1 Le trouble de personnalité borderline (TPB ou trouble de personnalité limite en français) est un trouble fréquent puisqu’il concerne environ 2% de la population.2 Les praticiens, qu’ils soient psychiatres, médecins de famille, généralistes ou urgentistes ont tous, parmi leurs patients, des gens affectés par ce trouble. En effet, dans un centre de consultation d’urgence, la prévalence de ce trouble peut s’élever jusqu’à 15%.1 Ces patients consultent donc plus souvent que les autres, souvent en urgence et un plus grand nombre de médecins différents.
Les personnes qui souffrent du TPB rencontrent diverses difficultés. Elles ont une perturbation du sens de leur identité qui est vécue comme fragile et incertaine. Elles sont très sensibles, vivent les émotions intensément et de façon changeante (un peu comme des montagnes russes) et éprouvent de la peine à les calmer.3 Les explosions de colère récurrentes en sont un exemple, mais cette description est valable aussi pour les émotions positives. Leurs relations interpersonnelles sont marquées par une tendance à l’idéalisation puis à la dévalorisation. Cette tendance au «tout noir» ou «tout blanc» engendre des relations intenses mais aussi instables et conflictuelles. Il faut aussi souligner la vulnérabilité des personnes souffrant de ce trouble au sentiment d’abandon, réel ou imaginaire. Elles présentent également une importante impulsivité, qui consiste à agir sur un «coup de tête» et sans pouvoir considérer les conséquences des comportements. Ces symptômes sont souvent à l’origine de comportements autodommageables, coupures, scarifications, brûlures ou abus médicamenteux.3 Ces comportements engendrent une importante stigmatisation et suscitent dans l’entourage la perception erronée d’une volonté de manipuler. Ces comportements sont la cause d’une mortalité «accidentelle» proche des 10% !4 En réalité, leur fonction psychique est de calmer la tension interne et la souffrance vécue par ces personnes.3
Du fait de la tendance des patients souffrant de TPB à idéaliser puis à dévaloriser les autres, de l’intensité émotionnelle qu’ils mettent dans la relation, des fréquentes crises qu’ils traversent et de l’occurrence de comportements autodommageables, il est particulièrement complexe de les suivre sur le long terme, que ce soit en psychothérapie ou en suivi somatique. Les praticiens peuvent se sentir «dépassés» face à ces patients et ainsi les référer à d’autres collègues. Le taux d’abandons de suivi est particulièrement élevé (plus de 50% !), ce qui peut provoquer une certaine errance dans le système de soins. Pour ces raisons, des thérapies plus adaptées ont vu le jour qui proposent des adaptations théoriques et techniques (décrites ci-après).5
Voici les éléments principaux et actuels de la prise en charge des patients souffrant de TPB. Pour structurer les soins de manière adéquate, il faut dans un premier temps établir le diagnostic et s’assurer que le patient puisse y reconnaître une partie de ses difficultés. Ensuite, il faut établir un plan de traitement pharmacologique puis psychothérapeutique.
Bien qu’un diagnostic de trouble de la personnalité soit malheureusement souvent «tabou» et stigmatisant, il est actuellement admis qu’il est important de pouvoir l’évoquer avec le patient.1 Ce dernier doit être informé du diagnostic et participer à son établissement en étant partie prenante du processus diagnostique. Il faut en particulier questionner sur la présence de comportements autodommageables. Cela a un effet soulageant, car la personne peut enfin en parler, et responsabilisant car cela la stimule à se mobiliser pour sa propre prise en charge. Il convient également de passer en revue les comorbidités possibles car elles sont en général la règle (leur taux est proche des 100% !).6 Souvent, elles nécessitent l’adaptation du traitement pharmacologique.
Le traitement pharmacologique est reconnu comme peu efficace dans son ensemble. Toutefois, certains symptômes peuvent être soulagés en partie par des psychotropes. Ainsi, la colère, l’impulsivité, les symptômes dissociatifs ou paranoïaques semblent répondre à des neuroleptiques atypiques.7 Le traitement pharmacologique doit également cibler les comorbidités comme un épisode dépressif, un trouble anxieux ou un trouble du déficit de l’attention-hyperactivité (TDAH) par exemple. Il faut penser le traitement sur deux axes, les traitements de fond d’un côté, qui doivent être pris sur une base quotidienne (antidépresseurs par exemple) et les traitements ponctuels qui eux sont utiles en période de crise (neuroleptiques atypiques par exemple). Pour que les patients utilisent correctement ces deux types de traitement, il est nécessaire de leur fournir une psychoéducation détaillée sur les modalités d’utilisation.
Un point mérite d’être souligné ici. Le risque d’abus médicamenteux chez ces patients est particulièrement élevé. Il convient dès lors d’évaluer ce risque lors de la mise en place et de la prescription de tout psychotrope. Si le risque d’abus est élevé, cela doit orienter le choix du traitement vers des médicaments dont la toxicité est faible et sur une modalité de remise du traitement sûre, par exemple en évitant les grands emballages de comprimés ou en s’aidant d’une pharmacie qui remet régulièrement le traitement au patient.
Le traitement psychothérapeutique est le socle du traitement du TPB.5 Depuis les années 90, plusieurs courants psychothérapeutiques se sont progressivement développés et spécialisés pour les patients ayant un TPB. Ces psychothérapies ont bénéficié d’études cliniques qui ont mis en évidence leur efficacité de manière contrôlée. Voici quelques-unes de ces psychothérapies qui sont disponibles en Suisse romande.
La thérapie comportementale dialectique (TCD) a été développée par Marsha M. Linehan aux Etats-Unis8 et s’inspire à la fois des théories comportementalistes, du bouddhisme (mindfulness, acceptation de la réalité) et de la philosophie dialectique (le juste milieu). Selon Linehan, le TPB se développe à la faveur d’une interaction entre une vulnérabilité émotionnelle biologique et un environnement «invalidant» (qui ne valide pas les émotions). Cela résulte en une dysrégultation émotionnelle qui est au centre du trouble selon cette théorie biosociale. Cette dysrégulation consiste en une sensibilité accrue aux stimuli, une intensité émotionnelle plus élevée et un retour plus lent au niveau émotionnel de base. Les comportements autodommageables sont compris comme des tentatives inadaptées de réguler les émotions. L’apprentissage de la régulation des affects est l’objectif principal des soins en TCD, qui se fait selon quatre modalités de traitement : la thérapie individuelle, le groupe d’entraînement aux compétences, les consultations téléphoniques ainsi que l’intervision des thérapeutes.
L’efficacité de la TCD est démontrée,9 les groupes d’entraînement aux compétences ont notamment permis une diminution de l’abandon de thérapie et des hospitalisations.
Anthony Bateman et Peter Fonagy à Londres ont développé la thérapie basée sur la mentalisation.10,11 La notion de mentalisation se réfère à la capacité que l’on a de penser que les comportements d’un individu sont reliés à des éléments psychiques tels que des pensées, des désirs ou des croyances qui lui sont propres et qui sont partiellement opaques. De ce fait, l’interprétation des comportements est sujette à l’erreur et entraîne de nombreux malentendus. Mentaliser, c’est faire preuve de curiosité pour l’état interne de l’autre, aller à sa découverte pour éviter ces écueils. Leur postulat est qu’au centre du TPB se trouve une capacité de mentalisation fragilisée, soit en raison de l’attachement «insécure» de ces patients, ou par des relations précoces qui n’ont pas permis son développement de manière optimale. Ce traitement vise à développer et stabiliser les capacités de mentalisation, en particulier dans les situations chargées d’émotions comme les relations d’attachement. Les modalités des soins sont proches de la TCD et comprennent : un suivi individuel et de groupe, un plan de traitement et de crise ainsi qu’une consultation de thérapeutes. Cette thérapie a montré une efficacité proche de la TCD.10
La psychothérapie focalisée sur le transfert (TFP) est un modèle de psychothérapie destiné aux organisations de personnalité limite (particulièrement les personnalités borderline et narcissique), manualisé, validé, développé par Otto Kernberg et son équipe à New York depuis plus de trente ans.12
Par son attachement à la neutralité technique, la place de l’interprétation et l’attention particulière portée à la relation tranféro/contre-transférentielle, elle représente la forme de psychothérapie destinée aux troubles de la personnalité la plus proche de la psychanalyse classique et s’inspire des théories des relations d’objet. Elle diffère néanmoins de la psychanalyse par la mise en place d’un cadre spécifiquement adapté aux difficultés posées par ces patients (actings, clivages, mouvements de rejet, etc.).
La TFP se déroule sous la forme de deux séances hebdomadaires en face à face. Son cadre est méticuleusement négocié avec le patient de manière à protéger d’une part, sa vie et sa santé et d’autre part, à maintenir la continuité de la thérapie elle-même. Ces aspects obligent parfois à sortir momentanément de la «neutralité psychanalytique» et nécessitent des outils pour rétablir celle-ci une fois les «crises» et leurs dangers résolus. Le thérapeute TFP est attentif aux aspects réels et concrets de la vie du patient (relations familiales, enjeux professionnels et sociaux, abus de substances, comportements de mise en danger…) qui sont fréquemment le lieu d’expression des résistances aux progrès thérapeutiques.
Ces thérapies ont en commun des adaptations techniques nécessaires au bon soin des personnes souffrant d’un TPB. Le principe de neutralité doit parfois être abandonné au profit d’une attitude plus active, essentiellement pour préserver la vie du patient, le lien thérapeutique ou la poursuite de la thérapie. Ainsi, un thérapeute sera amené à proposer des séances supplémentaires ou en urgence par exemple. Cela peut perturber le cadre psychothérapeutique. C’est pourquoi, ce cadre psychothérapeutique se doit d’être clair, soutenu par un contrat de soins élaboré conjointement et qui permette de mettre en évidence les moments où les limites de ce cadre ont été dépassées et ainsi de le restaurer aussi souvent que nécessaire.
Ces thérapies sont essentiellement basées sur l’ici et le maintenant puisque le quotidien de ces patients et l’actualité de la relation thérapeutique contiennent tous les éléments à travailler dans la thérapie. Ces éléments communs sont rassemblés dans un traitement développé par John Gunderson sous le nom de Good Psychiatric Management.13 Ce modèle répond au besoin d’apporter des connaissances indispensables pour réaliser une «bonne pratique générale» de la psychiatrie avec des patients agissants, et s’est révélé, pour de nombreux patients borderline, presque aussi efficace que des traitements hautement spécialisés.
Du fait de sa fréquence, de son impact sur la qualité de vie des sujets et de son coût pour les collectivités, le TPB devrait être systématiquement recherché chez tout patient consultant pour des problèmes psychiatriques.14 Ce d’autant qu’il existe aujourd’hui des traitements efficaces et reconnus pour le TPB. Il est donc du devoir des soignants d’aider les patients à faire connaissance avec ce diagnostic pour ensuite les orienter vers des soins appropriés ! Les prises en charge spécialisées évoquées précédemment sont proposées en Suisse romande dans les centres listés dans le tableau 3.
> Le diagnostic de trouble de personnalité borderline (TPB) doit être évoqué avec le patient en passant en revue les critères diagnostiques
> Le traitement pharmacologique doit comprendre deux axes, les symptômes du TPB (dissociation, impulsivité) et les comorbidités (épisode dépressif, trouble anxieux, TDAH, etc.)
> Le traitement psychothérapeutique doit comprendre un cadre clair, cohérent et explicité lors de l’élaboration du contrat de soins de manière à pouvoir s’y référer et le réinstaurer à chaque fois que cela sera nécessaire
> Le contrat thérapeutique doit anticiper au mieux les possibles infractions qui pourraient être faites au cadre thérapeutique
> Pour les situations complexes, des centres spécialisés comprenant des équipes pluridisciplinaires et appliquant des soins psychothérapeutiques structurés peuvent représenter une aide précieuse