«La jeune victime a pris des coups depuis le début d’après-midi (…). D’une voix gémissante, elle lui demande d’arrêter. Il consent et la laisse dormir. Elle ne se réveillera plus.»
Phénomène complexe et coûteux, les violences domestiques (VD) sont «une situation dans laquelle une personne exerce des violences physiques, psychiques, sexuelles ou économiques sur une autre personne avec laquelle elle est liée par un rapport familial, conjugal, de partenariat ou d’union libre, existant ou rompu.»1 Sont aussi considérées les formes d’organisation sociale sortant du cadre strictement familial, ainsi que les relations interpersonnelles passées, signant la persistance d’un lien particulier. Leur incidence sur cinq ans est estimée à 14% des femmes et 7,3% des hommes. Pourtant, à Genève, seul 1% de la population (auteurs compris) est pris en charge d’après Kilias.2
«Dans l’intervalle, il lui a retiré sa carte de crédit. Quelques pièces de monnaie au fond du sac, de l’argent de poche consenti du bout des doigts (…).»
En 2013, sur les 5879 victimes recensées par le réseau genevois, la violence psychologique était présente dans 85% des situations et la violence physique dans 66% des cas. Les violences économiques et sexuelles sont moins fréquemment rapportées mais également moins visibles. Dans la plupart des cas de violences conjugales, l’auteur est un homme, le «sex ratio» étant plus «égalitaire» dans les autres cas de VD. Les facteurs de risque3 sont multiples : individuels (histoire de vie), relationnels (conflits familiaux), communautaires (niveau socio-économique) et sociétaux (inégalités de genre).
L’impact des violences sur la santé est global, au-delà de la seule santé mentale et des lésions physiques.4 Un contexte familial où les violences sont fréquentes favorise l’émergence de comportements violents agis ou subis. De même, la précarité peut favoriser les violences et, celles-ci, l’aggraver.5 Enfin, certains contextes induisent des risques spécifiques ; leurs particularités, exposées ci-après, sont résumées dans le tableau 1.
«Dans la salle d’audition, son fils aîné craque. (…) “Les mots de mon père me font plus mal que ses coups.” Il ne veut plus répondre aux questions. “Laissez-moi, Monsieur, je suis fatigué.” Sa copine aussi est fatiguée. Elle a pris des coups, c’est écrit dans un précédent rapport.»
Chez les jeunes entre 14 et 18 ans, les violences sont plus souvent le fait d’autres jeunes du même âge ou de personnes extérieures, que de membres de la famille. Les violences sont principalement physiques, mais avec une participation psychologique dans le cas des adolescentes. Parmi les mineurs, hommes et femmes sont victimes à part égale de VD. En matière de violences sexuelles, la moitié des cas concerne une relation amoureuse. Les jeunes auteurs de ces violences sexuelles exercent aussi d’autres formes de violences et sont souvent eux-mêmes victimes de VD.6
«Elle tombe enceinte peu de temps après. L’enfant qui va naître reçoit les premiers coups de son père abuseur dans le ventre de sa mère. Les conflits ont commencé, ils ne cesseront jamais.»
Une femme sur cinq victime de violence rapporte avoir été agressée pour la première fois pendant sa grossesse.7 Ce contexte favorise l’aggravation de comportements violents préexistants. La prévalence des VD subies par les femmes enceintes est supérieure à celle du placenta prævia et du diabète gestationnel ; si ces dernières affections sont activement dépistées, les VD le sont rarement. Elles favorisent pourtant les avortements spontanés, les morts in utero et l’insuffisance de prise de poids maternel.
Les femmes enceintes victimes de violences ont plus souvent une anamnèse antérieure d’interruption volontaire de grossesse (IVG). La consultation pour une demande d’interruption de grossesse devrait donc inclure l’évaluation du risque de VD. Le suivi médical de grossesse est l’occasion de détecter d’autres situations de violence (harcèlement au travail, mutilations génitales…).
Parce qu’elle bouleverse les modes de vie et tend à renforcer les valeurs culturelles traditionnelles, la migration peut faciliter les violences familiales. La relativité culturelle, parfois avancée pour justifier une pratique violente, ne doit pas faire oublier que les VD sont illégales. L’exposition antérieure à la violence organisée (guerre, déstructuration sociale postconflit) est un facteur de risque supplémentaire.
La traite d’êtres humains constitue une forme de violence et se déroule parfois dans le cercle familial. de plus, les victimes de mariage forcé pourraient s’élever à 17 000 en Suisse.8 Les étrangères mariées à un Suisse ou au titulaire d’un permis de séjour peuvent être soumises à des pressions, leur propre permis dépendant de l’existence de la vie commune (article 50 de la Loi sur les étrangers – LEtr). Les associations estiment que les modifications apportées en 2008 et 2012 à l’article 50 de la LEtr (autorisation de séjour après dissolution de la famille) ne protègent pas suffisamment les victimes de VD contre le risque d’expulsion, car la marge d’appréciation de cet article est trop importante (nécessité du maintien d’une certaine intensité de violences, critères de réadmission, etc.).
Selon l’UNICEF, les antécédents de mutilations génitales féminines (MGF) concerneraient 10 700 femmes en Suisse,9 pour la plupart originaires de la Corne de l’Afrique. Leur pratique est bien évidemment interdite en Suisse et relève du Code pénal. Elles augmentent le risque de complications obstétricales et, selon leur type, peuvent induire des séquelles médicales (dysurie, dyspareunie). Les antécédents de MGF devraient être systématiquement recherchés à l’anamnèse par le médecin de premier recours, car elles peuvent nécessiter une prise en charge gynécologique spécialisée.
«Elle a, pour s’exprimer, les mots qui pleurent et les larmes qui parlent.»
Les femmes souffrant d’un handicap, particulièrement psychique, subissent plus d’actes de violence que les autres, en particulier deux fois plus de risque d’abus sexuels.10 Chez elles, les violences physiques sont plus fréquentes et les lésions corporelles souvent plus graves. Les patientes souffrant d’un trouble de la personnalité borderline ont plus de risques d’être victimes – et auteures – de VD que les autres, l’abus de substances étant également un facteur favorisant.
Dans cette population, les auteurs sont le plus souvent issus de l’entourage social des victimes : famille, collègues de travail. Enfin, pour les victimes vivant dans une institution (troubles psychiques sévères), les auteurs sont principalement les autres résidents et le personnel.
En raison de différentes croyances sociales et de la place de l’homosexualité dans la société, les violences entre partenaires homosexuels restent silencieuses. Les relations homosexuelles sont parfois décrites comme basées sur l’égalité et le respect, particulièrement dans le cas des couples de femmes.11 Pourtant, les violences dans les couples homosexuels seraient plus fréquentes que dans les couples hétérosexuels.
Les discriminations dont sont victimes les femmes homosexuelles constituent un frein à la prise en charge : rareté des services offrant une aide spécifique, attitudes homophobes et stéréotypes négatifs dans les associations d’aides aux femmes battues, coming-out contraint.12
«Ce qu’il veut, c’est exercer sa propre loi, reprendre la vie commune selon les règles qui sont les siennes. Ce fils lui appartient ; sa mère aussi, sans partage.»
En Suisse, 20% des familles avec enfant unique ne comptent qu’un seul parent, la mère dans 90% des cas. Auparavant affectant les veuves et femmes issues de milieux défavorisés, la monoparentalité féminine touche aujourd’hui tous les milieux sociaux. Plus fréquente en zone urbaine, elle est favorisée par le contexte légal : les jeunes enfants sont plus souvent confiés à leur mère.
Les mères isolées affrontent seules les difficultés de la vie quotidienne, sont plus souvent discriminées et ces facteurs supplémentaires de vulnérabilité les rendent plus sensibles au burnout. Sur fond de conflit légal, la relation avec l’ex-partenaire favorise les VD. Les enfants, parfois instrumentalisés, peuvent eux-mêmes devenir acteurs de violence.13
Seize pour cent de la population genevoise a plus de 65 ans, mais ce groupe d’âge n’est impliqué que dans 2% des situations de VD recensées, vraisemblablement sous-représenté en raison de sa fragilité sociale et de la peur de perdre ses soutiens familiaux.14 Pour des raisons démographiques, les femmes âgées vivent plus longtemps seules. Elles peuvent être victimes de violences physiques, psychologiques, ou matérielles (chantage, pressions concernant l’héritage) de la part de membres de la famille (conjoint, enfants) ou de l’entourage. La maltraitance, commise ou omise (négligence) peut se dérouler à domicile, en institution ou à l’hôpital. Certains contextes (grande dépendance, proche-aidant épuisé, mais refusant toute aide, blessure ou maladie sans explication logique) suggèrent la maltraitance, qui doit être dépistée activement. Une sensibilité particulière est nécessaire, l’auteur présumé faisant souvent partie de l’entourage proche de la victime.
«Malgré les coups, elles se disent amoureuses de leurs époux, liées à lui par une dépendance financière et affective, quand elles ne sont pas terrorisées à l’idée qu’il puisse mettre ses menaces de mort à exécution.»
Les femmes victimes de VD nécessitent une attention particulière en raison de leur fragilité potentielle et du contexte qui les entoure. Le sentiment de culpabilité qu’exprime souvent la victime, la répétition des violences s’enchaînant avec des périodes de «lunes de miel» avec l’auteur entraînent souvent un sentiment d’impuissance, voire de rejet ; les barrières psychologiques, culturelles et linguistiques peuvent compliquer la prise en charge. Les victimes rapportent ces difficultés15 et s’ouvrent plus souvent à leur entourage qu’au médecin. Favoriser le dépistage au sein du cercle social de la victime peut s’avérer une piste nouvelle. Au cabinet médical, une question ouverte facilite le dépistage : «connaissez-vous des personnes victimes de violence dans votre entourage : voisin, ami, membre de la famille ?»
«L’homme est relâché. Les éléments à charge ne sont pas suffisants. Absence de certificat médical, de marques de coups sur le corps (…).»
A Lausanne, un protocole de prise en charge de femmes victimes de VD, facile à mémoriser, a été mis en place : le «DOTIP».16 Il est présenté, avec quelques modifications, dans le tableau 2.17
Un constat de lésions traumatiques doit systématiquement être rédigé, mais les praticiens le font plus volontiers quand les lésions sont visibles ou quand la victime est un homme.2 Des photographies jointes au dossier médical sont utiles et, si besoin, un constat de l’impact psychologique des violences doit être établi.
Afin d’améliorer la qualité de ces constats qui constituent des documents médico-légaux, les autorités sanitaires genevoises ont édité des recommandations, disponibles sur le site de l’AMGE (tableau 3).18
Une meilleure prise en compte des VD améliorerait la protection des populations en situation de vulnérabilités légale, physique, psychique, culturelle ou sociale. Des tabous existent toujours (viols entre époux, violences intrafamiliales dans les milieux socio-économiques favorisés). Le premier contact conditionne bien souvent le recours futur au réseau et le médecin de premier recours est donc aux premières loges. La prise en charge des victimes des violences domestiques prend du temps : traitement, écoute, soutien, documentation, appréciation du risque, discussions avec le réseau. Elle doit s’envisager dans un contexte interdisciplinaire. Elle débute cependant souvent dans le contexte d’une prestation médicale d’urgence. Dans ce contexte, les centres d’urgences ambulatoires devraient s’adapter pour garantir une prise en charge de qualité aux victimes, hors du stress qui leur est propre.
«La société doit agir vigoureusement pour prévenir et punir ces violences. (…) Mais elle ne doit pas dissimuler la banalité du mal en assimilant les coupables à des êtres monstrueux. La violence conjugale est un symptôme. Elle ne diminue pas. Elle dit quelque chose d’une détérioration alarmante du lien social.»
Nos plus chaleureux remerciements à Thierry Mertenat pour l’utilisation des citations issues de son livre.19
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
> De par sa fonction, le médecin de premier recours est un acteur crucial du dépistage, de la prévention et de la prise en charge des victimes et auteur(e)s de violences domestiques. Il doit connaître leurs spécificités et adapter sa réponse en conséquence
> Néanmoins, les attitudes de rejet ou de banalisation sont fréquentes
> Des guidelines sous forme mnémotechnique, comme le DOTIP, facilitent le dépistage et la prise en charge
> Le constat de lésions traumatiques est un acte médico-légal et sa rédaction, qui peut être standardisée, doit être soigneuse
> Le dépistage et la prise en charge des victimes et des auteurs doivent être enseignés, la connaissance du réseau spécifique est indispensable