Le médecin a une relation particulière au savoir. Comme pour de nombreux métiers, il doit acquérir un vocabulaire étendu, des concepts, des notions spécifiques. Pour échanger, pour être compris, il faut des mots précis, des notions claires. De plus, on réalise très vite que l’inconnu reste très vaste, le quotidien nous le rappelle avec régularité.
La semaine passée encore, je comprends au fil d’une première consultation que je suis en présence d’une manifestation rare d’une maladie que je n’ai jamais eue à traiter. J’explique la particularité de la situation à ma patiente et lui indique que je dois prendre des avis, que je la reverrai dans 48 heures pour choisir la stratégie la plus adéquate. La crainte d’avoir oublié un chapitre dans ma formation m’impose de me jeter sur mes livres, de chercher sur internet, de trouver un moyen de combler cette lacune au plus vite. Un mélange de curiosité, de passion, mais aussi de doute m’habite. La curiosité ressemble à celle du détective qui cherche à résoudre une énigme : on évalue les indices, on soupèse les probabilités, on construit des logiques possibles. La passion appartient au goût d’apprendre, d’élargir le champ de nos connaissances, de faire des progrès. Mais que penser du doute ? De ce petit sentiment de reproche que l’on se fait face à son patient ? «Ne devrais-je pas savoir cela ?» Vanité ? Mauvaise perception de l’attente de nos patients ? (cette dame n’a pas du tout été déstabilisée par le fait que je prenne des avis…). Problème culturel ? Influence d’un certain type de formation ? Ce sentiment est multiple. Peut-être faut-il aimer cet état, car il s’avère un moteur puissant. Il nous force à rester sur le qui-vive. Il nous oblige à la rigueur.
Ce sentiment est peut-être aussi une des origines de l’extraordinaire générosité de nos collègues à partager leur savoir. Il m’arrive de solliciter un expert d’un domaine particulier de l’oncologie. Je suis toujours frappée par la rapidité et le soin apporté aux réponses.
Il y a quelques années, j’ai contacté plusieurs professeurs pour une situation délicate. La maladie de mon patient nécessitait un traitement de chimiothérapie adjuvante, en accord avec les règles de l’art, les fameuses «guidelines». Mais cette maladie est aussi connue pour n’avoir que peu, voire aucune chimio-sensibilité… alors… à quoi bon ? Sortir des chemins battus lorsqu’on doit guérir des patients ne peut se faire seul. J’ai donc pris l’avis d’experts, en Belgique, en France et en Angleterre. Par retour d’e-mails, ils mentionnaient tous qu’ils se souciaient de ma demande. Certains souhaitaient discuter le problème en consultation multidisciplinaire, d’autres avaient un avis tranché d’emblée. Je me souviens en particulier d’un professeur londonien qui a suggéré que je l’appelle, élément peu habituel dans ce type de démarche. Notre conversation fut des plus utiles : il a pu me transmettre que ma préoccupation avait été l’objet de débats dans leur division et que la possibilité de non-traitement apparaissait comme très logique mais devait s’appliquer dans un certain contexte. Elle devait être en adéquation avec la philosophie du patient. Il a formulé sa vision dans des termes que j’ai pu reprendre avec bonheur.
La générosité inconditionnelle des experts souligne que le doute est partagé. Il faut le cultiver et réunir nos expériences pour progresser. L’ inconnu ne disparaîtra jamais, il faut apprendre à le gérer, savoir qu’il nous est utile et ainsi repousser nos limites.