C’est une publication1 qui peut réveiller de bien mauvais souvenirs, ceux des affaires de «l’hormone de croissance contaminée» et de la «maladie de la vache folle». Elle est signée, dans Nature, par le célèbre Pr John Collinge (National Prion Clinic, The National Hospital for Neurology and Neurosurgery, Queen Square, London), grand spécialiste des agents transmissibles non conventionnels que sont les prions. Un commentaire jouxte cette publication.2
John Collinge est ici associé à Sebastian Brandner (Department of Neurodegenerative Disease, UCL Institute of Neurology, Queen Square, London). Leur découverte résulte des observations faites après autopsie cérébrale de huit personnes décédées d’une maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ) et qui avaient reçu des hormones de croissance contaminées par un prion pathologique. Les chercheurs anglais expliquent avoir retrouvé dans les tissus de quatre de ces cerveaux les mêmes dépôts de protéine bêta-amyloïde (BA) anormale (amylose cérébrale) que ceux que l’on retrouve dans les tissus cérébraux des personnes victimes de la maladie d’Alzheimer. La présence de la même protéine a aussi été identifiée dans trois autres cerveaux. Or, il s’agissait de malades jeunes, âgés de 36 à 51 ans au moment de leur décès – ce qui est excessivement rare pour cette maladie neurodégénérative connue depuis plus d’un siècle et – on le sait – aujourd’hui en phase épidémique.
Les auteurs avancent ici plusieurs arguments solides en faveur d’une transmission interhumaine de la maladie d’Alzheimer. L’équipe de Collinge et Brandner émet l’hypothèse d’une contamination des quatre malades via des protéines bêta-amyloïdes anormales présentes dans les hypophyses des cadavres à partir desquels on préparait, jusqu’au milieu des années 1980, une hormone de croissance dite «extractive» (qui fut remplacée par une hormone de croissance recombinante).
Dès le lendemain de la publication de Nature, l’hebdomadaire The Economist développait longuement, et de manière très pédagogique, ce travail pourtant assez complexe.3 Il le remettait en perspective à partir de la description princeps d’Alois Alzheimer (1864-1915) et de sa célèbre patiente Auguste Deter admise en 1901, à l’âge de 51 ans, à l’hôpital de Francfort pour une démence précoce. Elle y est morte en 1906 et, après autopsie de son cerveau, Alois Alzheimer décrivit les lésions caractéristiques et l’entité pathologique qui porte son nom ; c’était en 1906 lors de la 37e conférence des psychiatres allemands.
On connaît la suite ; du moins dans ses grandes lignes. The Economist reprend quant à lui l’histoire de l’hormone de croissance extractive qui court de la fin des années 1950 au milieu des années 1980 ; une histoire thérapeutique marquée par le risque (largement sous-estimé) de transmission du prion pathologique responsable de la MCJ. L’hebdomadaire raconte aussi l’arrière-plan de la publication de Sebastian Brandner et John Collinge. Il précise bien qu’il s’agit là du fruit d’une série d’observations qui permet d’avancer une hypothèse sans pouvoir en apporter la démonstration. Reste que cette hypothèse n’a rien de farfelu et que ces observations, pour parcellaires qu’elles soient, viennent appuyer les idées aujourd’hui développées par Stanley Prusiner, prix Nobel de médecine pour ses travaux sur la découverte des prions, ce «nouveau paradigme biologique».
Dans son dernier ouvrage, récemment traduit en français,4 Stanley Prusiner évoque les derniers prolongements de ses hypothèses et de ses travaux. Il brosse un tableau englobant, dans un même mécanisme physiopathologique, les maladies neurodégénératives que sont la maladie de Creutzfeldt-Jakob mais aussi celles d’Alzheimer, de Parkinson, de Charcot et de Huntington ainsi que les démences fronto-temporales. «Trente ans après la découverte des prions, nous pouvons apprécier l’étendue de leur présence et les nouveaux défis qu’ils posent, écrit Stanley Prusiner. Toutes les maladies neurodégénératives sont mortelles. En outre, elles n’ont encore ni test de diagnostic, ni thérapie efficace. La découverte des prions nous a offert une approche entièrement nouvelle pour développer des médicaments capables de traiter ces maladies dévastatrices.»
… «Nous avons la connaissance suffisante pour nous lancer dans un voyage sans précédent dans les neurosciences» …
Dans l’attente, la publication de Nature soulève des questions considérables sans apporter de véritables réponses. Les milliers de personnes à qui l’on a administré des hormones de croissance extractives sont-elles plus que d’autres exposées au risque de maladie d’Alzheimer ? Des pratiques médicales actuelles sont-elles à haut risque ? Il y a encore bien trop d’inconnues dans cette nouvelle équation pour que cette publication puisse permettre de tirer des conclusions pratiques. Pour autant, il serait pour le moins imprudent d’écarter la possibilité troublante que la MCJ puisse elle aussi être transmise par l’intermédiaire de certaines procédures médico-chirurgicales.
Les auteurs de Nature estiment que leurs résultats devraient, à tout le moins, inciter les responsables de la santé publique à diligenter des enquêtes afin de déterminer si d’autres gestes médicaux, connus pour être des sources potentielles de contamination (les instruments chirurgicaux contaminés, la transplantation de tissus et la transfusion sanguine) sont des voies effectives de transmission de la maladie d’Alzheimer et des autres maladies neurodégénératives.
La maladie d’Alzheimer, une affection qui pourrait être transmissible ? Ce serait bien évidemment là un véritable bouleversement physiopathologique, comme l’avait été en son temps l’hypothèse (au départ inacceptable) développée par Stanley Prusiner quant à la pathogénicité de la protéine-prion. Pour l’heure, les spécialistes français et les autorités sanitaires britanniques tempèrent la portée du risque. Les affaires de la maladie de la vache folle et de sa forme humaine (après celles de l’hormone de croissance contaminée) ont pourtant bel et bien démontré l’importance majeure qu’il y a ici, au nom de la santé publique, à respecter le principe de précaution (intensifier les recherches en cas de doute).
Sans doute devrait-on, avec Stanley Prusiner, voir d’ores et déjà plus loin. «Il est temps de lancer un plan de recherche audacieux pour sonder le fonctionnement intime du cerveau, écrit-il en conclusion. Nous avons la connaissance suffisante pour nous lancer dans un voyage sans précédent dans les neurosciences et pouvoir ainsi commencer à comprendre ce qui fait l’essence même de notre humanité. Un tel programme de recherche scientifique doit avoir la même priorité nationale que celle que nous avons donnée à deux remarquables projets d’ingénierie, la construction de la bombe atomique et l’envoi d’hommes sur la Lune.»
Le prix Nobel de médecine 1997 parle ici, on l’aura compris, de ses Etats-Unis. Rien n’interdit de penser que le défi ne sera pas relevé par le Vieux Continent – là où furent découvertes, par des hommes dont elles portent depuis longtemps le nom, la plupart des maladies neurodégénératives – des affections dont le mystère, s’il reste à percer, n’est plus totalement entier.