D’abord étudiée par la profession médicale, la ménopause intéresse, depuis plusieurs décennies, les chercheurs en sciences sociales qui l’abordent comme un critère de changement du statut social des femmes. Celles-ci sont perçues, selon les sociétés, comme inutiles, dangereuses ou comme des quasi hommes, accédant au respect.1–5 Examinant les expériencesa des femmes, les études qualitatives et quantitatives montrent qu’elles sont plurielles et tributaires des variables socioculturelles, de l’environnement, de l’alimentation et des facteurs génétiques.6–10 Cet article, dont les données sont issues du contexte suisse, se rapporte également à l’expérience des femmes, mais étend l’analyse aux représentations et pratiques des gynécologues ainsi qu’à la relation que ces deux acteurs entretiennent autour de la ménopause.
Les données de cet article sont issues d’une thèse en sciences sociales, achevée en 2012. L’enquête, effectuée au sein d’un hôpital universitaire de Suisse romande, était basée sur des entretiens approfondis avec des femmes et des gynécologues, et sur des observations de consultations dites de ménopause, exclusivement réservées aux femmes ménopausées ou en transition ménopausique. Vingt et une Suissesses, dont trois préménopausées et dix-huit ménopausées, ont été sélectionnées. Ces femmes, âgées de 50 à 66 ans, ont des statuts matrimoniaux différents. Dix d’entre elles ont un niveau d’études supérieur et les autres un niveau inférieur ou égal à la maturité. Quant aux gynécologues, ils sont cinq (deux femmes et trois hommes, dont un endocrinologue, un oncogynécologue et trois gynécologues).
Sur le plan physiologique, l’arrêt des règles est, pour la totalité des femmes, le signe visible et concret de la ménopause, comme dans d’autres études.5,9,10 Celles-ci sont souvent décrites comme inconfortables, voire pénibles. Sur un plan pratique, leur arrêt est donc une libération pour la majorité des femmes. Mais, pour six femmes, le soulagement est mêlé à une sorte de contrariété, car elles considèrent que les règles apportent santé, vitalité et équilibre au corps. L’arrêt de la fertilité est également évoqué et plusieurs interlocutrices y sont indifférentes car elles ne souhaitaient plus avoir d’enfant. Mais, il n’est pas apprécié par celle qui n’a pas eu d’enfant (non par choix) et par deux autres qui estiment que la ménopause ôte la liberté de choisir d’avoir/de ne pas avoir un enfant.
Sur le plan social, dans le discours dominant, médical ou populaire, la ménopause induit une perte de la féminité et de la jeunesse. De Beauvoir11 abondait dans le même sens en affirmant qu’à la ménopause «la femme est brusquement dépouillée de sa féminité ; c’est encore jeune qu’elle perd l’attrait érotique et la fécondité d’où elle tirait, aux yeux de la société et à ses propres yeux, la justification de son existence» (p. 399). L’analyse des entretiens permet de constater que seule une minorité de l’échantillon souscrit à cette assertion. En effet, 16/21 Suissesses ne se sentent ni moins féminines ni vieilles après l’arrêt des règles. Si elles admettent que la ménopause affecte à plusieurs égards la sexualité, ces femmes considèrent qu’elle ne sonne pas le glas de la vie sexuelle et estiment que la féminité peut s’exprimer autrement, par l’attitude et la morphologie. Pour elles, la ménopause s’inscrit dans la continuité de l’existence parce que les rôles sociaux se poursuivent ou se succèdent. L’espérance de vie de plus en plus longue qui a pour effet de repousser l’âge auquel les individus peuvent se sentir vieux et l’autonomie relative vis-à-vis de la fonction de reproduction pourraient expliquer ces discours.
Les représentations des femmes sont toujours articulées à leurs vécus, focalisés eux-mêmes sur les changements observés. Avec récurrence, les bouffées de chaleur et l’insomnie viennent en tête de liste. Puis, suivent dans un ordre aléatoire, la sécheresse vaginale et cutanée, la baisse de la libido, l’irritabilité, l’incontinence urinaire, les douleurs articulaires, la prise de poids et l’ostéoporose. La nature, la fréquence et l’intensité de ces manifestations changent selon les femmes et comme dans les travaux de Delanoë,5,9 quatre attitudes à l’égard de la ménopause sont identifiées :
les positives (neuf) : malgré les troubles ressentis, la ménopause est appréciée comme une période de maturité, de croissance personnelle et de renouvellement ;
les indifférentes (trois) : la ménopause et les conséquences qui y sont associées sont acceptées comme des faits naturels sans rupture entre l’avant et l’après dans la manière de vivre ;
les ambivalentes (cinq) : il existe un tiraillement entre le confort procuré par l’arrêt des menstruations et les troubles qui surviennent ;
les négatives (quatre) : la ménopause avec ses multiples désagréments est perçue comme un événement qui perturbe profondément l’existence.
Ces attitudes plurielles, de même que les représentations et les vécus de la ménopause sont généralement reliés au contexte familial, social ou professionnel des femmes et aboutissent à des pratiques de gestion multiples : abstention thérapeutique, traitements hormonaux, médicaments phytothérapeutiques, naturopathie. Les choix ne sont ni linéaires ni définitifs et on observe un pluralisme thérapeutique, des prises discontinues des traitements et des arrêts.
Pour les gynécologuesb rencontrés, la ménopause résulte de l’arrêt du fonctionnement ovarien et des sécrétions hormonales duquel découle l’arrêt des règles et de la fertilité. Elle est considérée comme une carence hormonale à l’origine de pathologies par tous les praticiens à l’exception de l’oncogynécologue. Ce dernier, régulièrement confronté à la maladie grave, critique vivement cette idée et considère les problèmes n’engageant pas le pronostic vital, notamment ceux induits par la ménopause, comme anodins.
Comme les femmes, les gynécologues estiment que les bouffées de chaleur sont le symptôme principal de la ménopause. La prise de poids, l’insomnie, l’incontinence urinaire, la sécheresse vaginale et cutanée, la baisse de la libido et le risque d’ostéoporose sont aussi mentionnés. Très souvent, ils évoquent des états dépressifs attribués au déficit hormonal, alors que les femmes elles-mêmes parlent surtout de l’irritabilité et ne considèrent pas la ménopause comme une source de dépression.
Les praticiens rencontrés n’accordent pas la même importance aux symptômes évoqués et décrivent des femmes uniques, avec des troubles variables en nature, en fréquence et en intensité. Dès lors, la prise en charge, qui porte sur l’information et la prescription des traitements phytothérapeutiques ou hormonaux, s’adapte à la situation de chacune. Toutefois, les solutions proposées par ces gynécologues sont aussi tributaires de leurs représentations de la ménopause et de ses traitements, des convictions personnelles, des trajectoires professionnelles. A titre d’illustration, l’endocrinologue, qui a une vision très pathologique de la ménopause et pour qui les bénéfices du traitement hormonal de la ménopause (THM) l’emportent largement sur ses risques, affirme de prescrire plus couramment que l’oncogynécologue, qui y voit davantage de risques et considère la ménopause comme un problème anodin.
Une relation asymétrique s’observe peu, car les entretiens avec les femmes et les gynécologues révèlent qu’elles expriment régulièrement leurs besoins. Néanmoins, lors des consultations, il a été observé que certaines femmes attendent des gynécologues qu’ils se montrent plutôt dirigistes et fassent des choix qu’ils estiment adaptés pour elles.
La relation qui unit les deux acteurs relève davantage de la décision partagée.12 Les échanges s’articulent autour du choix de traiter les troubles associés à la ménopause, des options de traitement, de leurs risques et bénéfices. Avec des représentations et des vécus différents, les besoins de prise en charge, décrits lors des entretiens et observés pendant les consultations, varient d’une femme à l’autre. Toutes ne veulent pas être traitées et quelques-unes refusent parfois les thérapies qui leur sont proposées. Le plus souvent, ce sont les gynécologues qui exposent les options possibles, mais il arrive que certaines femmes formulent des demandes explicites pour lesquelles la réponse des praticiens dépend du type de sollicitation. S’il s’agit de médicaments à base de plantes, de gels ou d’ovules vaginaux, les doléances des femmes sont satisfaites, témoin de la banalisation de l’usage de ces traitements qualifiés de moins nocifs. En revanche, pour des requêtes relatives au THM, la réaction des gynécologues varie. Soit ils y sont favorables, estimant que la femme exprime un besoin qu’ils doivent écouter, soit ils n’y satisfont pas en justifiant le refus par une évaluation des risques encourus qui, selon eux, ne seraient pas suffisamment pris en compte par la femme elle-même.
Si l’on peut parler de décision partagée, la répartition égale entre les deux parties n’est pas absolue. Il existe des situations où les uns l’emportent sur les autres, de manière consensuelle ou conflictuelle. D’une part, les solutions proposées par les gynécologues peuvent être admises bien que les femmes ne les partagent pas entièrement. Lara (prénom fictif) souligne qu’elle a accepté, sans le désirer, le THM proposé par la gynécologue tandis que Marielle rapporte le refus du gynécologue de le lui prescrire. D’autre part, certaines femmes, estimant qu’elles savent ce qui leur convient le mieux et réfutant les arguments des professionnels, parviennent à imposer leur point de vue. Tel est le cas (observé) de Clémentine, âgée de 62 ans, sous THM que le gynécologue voulait interrompre en arguant des risques d’une absorption prolongée sur plus de dix ans. Après moult discussions, elle s’énerva et dit au gynécologue : «vous n’êtes pas dans mon corps. C’est moi qui sais comment je suis avec ou sans mes hormones et je ne partirai pas d’ici sans l’ordonnance pour mes patchs.» Elle l’obtint donc, non sans la mise en garde du gynécologue sur les effets iatrogènes. En définitive, selon les acteurs en présence, la relation peut fluctuer du consensus au conflit du fait qu’elle met en confrontation des représentations, des vécus et des savoirs différents.
Comme l’ont relevé d’autres travaux,4–10,13 la ménopause se décline au pluriel car les femmes ont des expériences distinctes qui s’inscrivent dans des contextes spécifiques. Les gynécologues y portent également un regard différent et leurs représentations sont autant imputables au savoir scientifique qu’à leur statut ou trajectoire professionnelle. Dès lors, la prise en charge repose sur des éléments objectifs et subjectifs, de la part de la femme comme des praticiens. Au cours des interactions femmes-gynécologues, les relations ne sont pas homogènes ni toujours consensuelles. Mieux informées et plus critiques grâce à une pluralité de sources de savoir, les femmes semblent plus actives dans leur prise en charge. Certaines apparaissent même comme des consommatrices exigeantes et, par conséquent, comme des actrices influentes du processus de médicalisation de la ménopause.