Les médecins qui prennent en charge des patients souffrant de vertiges sont souvent étonnés des symptômes que décrivent leurs malades. Lors d’affections vestibulaires périphériques, le médecin s’attend à la description d’un vertige rotatoire… et le malade raconte une sensation de flottement, de tête vide… ou pleine, de malêtre, ou de choses étranges, comme une bascule de 180º de l’image visuelle, une sensation de sortie du corps,1 voire de mort imminente !
Il est malheureusement trop peu connu qu’on puisse perdre la fonction vestibulaire des deux côtés, même précocement, au même titre qu’on puisse perdre la vue ou l’audition. Et cette perte peut être indépendante de toute autre. En d’autres termes, l’audition peut être normale et la fonction vestibulaire perdue, au même titre qu’on peut être aveugle mais normo-entendant. Aucun traitement n’existe pour ces malheureux patients. Il n’y a aucun médicament pour restituer la fonction perdue et la physiothérapie vestibulaire n’est pas efficace.2 Depuis 2002, Genève développe une neuroprothèse vestibulaire, un «implant vestibulaire», sur un modèle comparable à l’implant cochléaire pour restituer une fonction auditive, et ce avec le concourt des Prs Daniel Merfeld et Richard Lewis, Jenks Vestibular Physiology Laboratory, Massachusetts Eye and Ear Infirmary, Harvard Medical School à Boston, Etats-Unis, qui travaillent sur des modèles animaux et, depuis 2010, avec celui du Pr Herman Kingma et son équipe, Division of Balance Disorders, Department of ENT, University Medical Center, Maastricht, Pays-Bas. La collaboration avec Maastricht nous permet de bénéficier de l’apport d’un certain nombre de scientifiques et d’augmenter le nombre de patients susceptibles de participer aux essais.
Cet «implant vestibulaire» est fait d’un processeur électronique qui délivre une activité électrique de base, à raison de 200 stimuli/s (dans le système naturel, l’oreille délivre environ 90 potentiels d’actions/s), qui est modulée en intensité (en fréquence dans le système naturel) par des capteurs de mouvements fixés sur la tête des sujets en fonction de la vitesse et de la direction du mouvement (figure 1). L’intensité des stimuli électriques augmente lors de mouvements dans une direction et diminue lors de mouvements de direction opposée. L’information est transmise au cerveau via des électrodes implantées au contact des branches du nerf vestibulaire.3–5
Que décrivent les patients au moment de la restitution d’une fonction vestibulaire, certes artificielle mais qui devrait être assez proche de la normale puisque les réflexes restitués par l’implant vestibulaire sont, eux, bel et bien très similaires à ceux générés par l’appareil vestibulaire normal ? Quelles sont les sensations ressenties par les patients ? Comment les expriment-ils, avec quel vocabulaire ? Tel est le sujet de cet article.
Aujourd’hui, douze patients souffrant d’un déficit vestibulaire bilatéral, dont les critères sont définis dans le tableau 1, sont porteurs d’un implant vestibulaire avec des électrodes à demeure au contact des différentes branches du nerf vestibulaire et participent aux expériences.
En raison du risque encore non quantifié d’induire une perte d’audition dans l’oreille choisie pour l’implantation, ces douze patients ont au moins une oreille sourde. Ils ont reçu un implant vestibulaire, en fait un implant cochléaire qui leur permet de retrouver l’audition et qui est modifié avec 1, 2 ou 3 électrodes retirées du faisceau cochléaire et insérées au contact des branches du nerf vestibulaire innervant les organes sensoriels des canaux semi-circulaires. La partie implantée est fournie par la firme Med El, Innsbruck.
Les séances d’expérimentation se déroulent comme suit : une stimulation électrique constante (stimuli biphasiques ; balancés en charges ; 400 μs par phase ; 200 stimuli/s) est délivrée à intensité croissante jusqu’au «seuil vestibulaire», la perception de «quelque chose» par le patient. Elle est ensuite augmentée jusqu’au «niveau d’inconfort», l’apparition d’une gêne, d’une douleur, d’une stimulation du nerf facial, etc. Ces deux niveaux représentent la plage dynamique du système et nous avons arbitrairement choisi de fixer l’intensité de l’activité de base (qui sera modulée par les capteurs de mouvements) en son milieu (figure 2). Les sensations décrites par les patients au cours de cette phase des expériences sont enregistrées lors de l’activation de chaque électrode.
De nos douze patients, quatre n’ont qu’une seule électrode au contact de la branche du nerf du canal semi-circulaire postérieur ; un patient a deux électrodes, l’une au contact de la branche du nerf du canal postérieur, la seconde au contact de celle du canal latéral, et sept patients ont trois électrodes, au contact de chacune des branches des trois canaux semi-circulaires, pour un total, donc, de 27 électrodes.
Les perceptions des patients à la stimulation de chacune des électrodes sont rapportées dans le tableau 1. Certains patients utilisent plusieurs termes, mais toujours les mêmes pour les mêmes électrodes. La notion d’un mouvement n’est rapportée qu’à la stimulation de quatre électrodes, par trois patients différents. A la stimulation de trois de ces électrodes, la sensation est décrite comme une sensation de «tournoiement» ; elle n’est décrite comme un clair vertige rotatoire que pour une seule. Une patiente qui souffre de son déficit depuis une méningite dans l’enfance a dit : «Je n’ai jamais eu une telle sensation depuis l’enfance» et s’est mise à pleurer. Un patient, à la stimulation de ses trois électrodes, perçoit quelque chose sans pouvoir clairement le définir et dit que «c’est comme une vibration, ce n’est pas un son, c’est difficile à décrire. En fait, c’est comme si soudainement vous vous rappelez quelque chose que vous auriez dû faire et que vous n’avez pas fait…», et il ajoute : «C’est comme dans l’enfance».
On pouvait s’attendre à ce qu’une restitution subite, unilatérale de la fonction vestibulaire cause les mêmes troubles que ceux liés à une perte subite de la fonction chez un individu jusque-là sain, toutefois avec des signes de direction opposée. Or, une sensation de mouvement ou de tournoiement n’est rapportée que par trois patients à la stimulation d’une seule de leurs trois électrodes. Seule la stimulation d’une électrode chez un patient génère une claire sensation de vertige rotatoire. La stimulation des 23 autres électrodes génère toutes sortes d’autres sensations. Pourquoi cette diversité dans la description des sensations vestibulaires et pourquoi les patients ont-ils tant de difficultés à décrire ce qu’ils ressentent ? Premièrement, le système vestibulaire travaille en synergie avec d’autres systèmes sensoriels, la vision centrale et périphérique et la proprioception. Toutes ces informations sont pondérées, intégrées, gérées avant d’être envoyées sur divers systèmes effecteurs et sur une multitude de centres corticaux, sans qu’il y ait un cortex vestibulaire à proprement parlé, comme c’est au contraire le cas pour la vision, l’audition, etc.
Deuxièmement, le système vestibulaire ne sert pas qu’au maintien de la posture et de la vision sur une cible visuelle mais il est aussi impliqué dans la régulation hémodynamique6 et de la respiration,7 du métabolisme osseux8 et du sommeil.9 Il a de fortes implications sur l’orientation spatiale10 et le système limbique.11,12 Un déficit aura donc des répercussions sur de multiples systèmes et le patient n’a que l’embarras du choix pour décrire ce qu’il ressent. Troisièmement, le système est inconscient. Dès lors, comment décrire les troubles liés à une mauvaise fonction d’un système dont on ignore l’existence ? Tout un chacun peut comprendre les difficultés d’un sourd ou d’un aveugle en se bouchant les oreilles ou en fermant les yeux. Par contre, il n’est pas possible d’expérimenter un déficit vestibulaire. Quatrièmement, le système est encore plus rapidement adaptatif qu’on ne le supposait, comme l’illustre le fait que la stimulation de certaines électrodes ne génère rigoureusement aucune sensation. Et pourtant, ces électrodes sont fonctionnelles puisque nous avons montré qu’elles pouvaient générer des réflexes vestibulaires avec des gains proches de la norme. Cinquièmement, le vocabulaire manque. Pour chacun des cinq sens reconnus, l’olfaction, la vision, l’audition, la gustation, la sensibilité, des termes existent pour décrire la fonction et son déficit. Respectivement, on sent, on voit, en entend, on goûte, on hume et on sent. En cas de déficit, on souffre, respectivement, d’anosmie, de cécité, de surdité, d’agueusie et d’hypoesthésie. Aucun terme n’existe pour dire ce que fait le système vestibulaire et décrire un déficit partiel ou total de sa fonction. Faudrait-il dire on «vestibulise» ou on «balance», et en cas de déficit on «dévestibulise» ou on «débalance» ?
Les livres enseignent que les symptômes résultant de la perte subite unilatérale d’un appareil vestibulaire sont caractéristiques, un «vrai» vertige, rotatoire. Certains précisent même que c’est l’environnement qui tourne autour du sujet (ou l’inverse… ???… !!!). Avec de tels dogmes, les médecins se sentent souvent eux-mêmes déstabilisés face à leurs patients tant la description qu’ils donnent du mal qui les envahit diffère des enseignements inculqués aux médecins. Cette étude montre combien il est difficile pour un patient de décrire une atteinte du système vestibulaire et en explique les raisons, la complexité des systèmes sensoriels et effecteurs nécessaires à l’équilibre, la multitude des centres corticaux recevant des informations vestibulaires, la multitude des fonctions impliquant le système vestibulaire, le fait que le système soit inconscient et très rapidement adaptatif. Enfin, le vocabulaire manque pour décrire ce sixième sens méconnu et ignoré, comme l’illustre le fait que les patients souffrant d’un déficit bilatéral qui s’installe progressivement doivent voir, en moyenne, sept médecins pour aboutir au diagnostic, après un délai de deux à trois ans.13
> Les observations rendues possibles par l’implant vestibulaire montrent bien que la perception de la fonction vestibulaire est difficile à décrire par les sujets
> Dès lors, il n’est pas surprenant que les patients souffrant d’un trouble vestibulaire aient toutes sortes de difficultés à décrire ce qui leur arrive
> La notion d’un «vrai» vertige versus un «faux» vertige doit être abandonnée, tout comme la croyance qu’un trouble vestibulaire génère toujours un vertige rotatoire