L’espérance de vie d’un homme et d’une femme de 80 ans en Suisse est de 87 et de 89 ans (figure 1).1 Les patients âgés de plus de 70 ans représentent 30% des nouveaux cas de cancer de la tête et du cou à Genève et on s’attend, en raison du vieillissement de la population, à ce que cette proportion s’élève à 45% d’ici 2030.
Le traitement des carcinomes épidermoïdes ORL comprend la chirurgie, la radiothérapie et la chimiothérapie. Les recommandations de traitement en fonction de la localisation tumorale et du stade TNM sont basées sur des études prospectives randomisées contrôlées dont la personne âgée est régulièrement exclue.2 Le manque de preuves scientifiques, associé au tabou du cancer perçu comme une fatalité par la personne âgée et son entourage, conduit les cliniciens à personnaliser la prise en charge en fonction de la balance risque/bénéfice du traitement et d’autres paramètres plus subjectifs (croyance, environnement social…). De plus, on observe dans notre société une certaine tendance de la part des proches, de l’équipe soignante et des médecins à penser que le traitement du cancer est trop lourd pour la personne âgée.3,4 Une désescalade thérapeutique semble exister, et ce, sans évaluation systématique gériatrique permettant d’objectiver une balance risque/bénéfice défavorable.
Le but de notre étude est d’évaluer les données épidémiologiques, le type de traitement administré ainsi que les résultats oncologiques de la population âgée traitée à Genève. De plus, les recommandations de prise en charge de la personne âgée sont revues.
L’analyse porte sur 1045 patients consécutifs avec un diagnostic de carcinome épidermoïde des voies aérodigestives supérieures (peau, glandes salivaires et massif facial exclus) et traités aux Hôpitaux universitaires de Genève de 2002 à 2012. Le suivi minimal est de deux ans. L’âge lors du diagnostic, le sexe, le stade TNM, l’intention de traitement (curatif ou palliatif), le type de traitement (chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie ou une association de ces modalités) et la survenue de récidives ou décès ont été relevés. Les survies globale et sans récidive ont été calculées selon la méthode de Kaplan-Meier.
La cohorte est stratifiée en trois groupes : < 65 ans (groupe 1 = adultes), 65 à 80 ans (groupe 2 = 3e âge) et > 80 ans (groupe 3 = 4e âge). Les analyses ont été conduites sur la population totale et après exclusion des patients traités de façon palliative. Les variables catégorielles et continues ont été comparées par des tests exacts de Fisher et des t-tests, respectivement, alors que l’analyse de différences de survie a utilisé le log-rank test. Une probabilité < 0,05 est considérée significative et l’analyse a été effectuée avec le logiciel IBM SPSS version 22.
L’âge moyen est de 63 ans. Le groupe adultes comprend 602 patients, le groupe 3e âge, 343 patients et le groupe 4e âge, 100 patients (tableau 1). Le ratio homme/femme diminue avec l’âge, passant de 94 à 70%. Le but du traitement, à savoir curatif ou palliatif, est significativement différent entre les trois groupes, avec 30% de traitements palliatifs dans le groupe 4e âge. Le stade T lors du diagnostic est plus avancé dans le groupe 4e âge, avec près de 60% de T3-T4 (figure 2), alors que l’atteinte ganglionnaire cervicale est moins fréquente (figure 3). Il n’y a pas de différence dans les traitements administrés entre les trois groupes, à l’exception de la chimiothérapie : 52% des patients du groupe adultes vs 14% du groupe 4e âge.
La survie globale est respectivement de 57, 47 et 23% dans les trois groupes alors que la survie sans récidive est de 58, 57 et 42%. La différence entre les survies globale et sans récidive s’explique par la part plus importante de patients palliatifs et de décès intercurrents dans le groupe 4e âge. Après exclusion des patients palliatifs (cohorte «hors palliatif»), la survie globale diminue en fonction de l’âge à 61, 53 et 33%, en raison des décès intercurrents, alors que la survie sans récidive est identique à 62, 65 et 61% (tableau 1).
L’analyse de la cohorte «hors palliatif», en fonction du T, montre une moins bonne survie globale avec l’âge avancé pour les stades T1-T2, alors que la survie sans récidive est similaire (tableau 2). Encore une fois, l’explication probable est que les patients avec un stade T débutant sont guéris de leur cancer indépendamment de l’âge, mais les patients du 4e âge décèdent d’une autre maladie. En revanche, cette différence de survie globale en fonction du groupe d’âge disparaît pour les T3-T4, témoignant de l’impact direct du stade T sur la survie, quel que soit le groupe d’âge. L’analyse du stade N révèle également l’absence de différence de survie sans récidive pour tous les stades N0-N3 alors que la survie globale est diminuée dans le groupe 3 pour les N0. Une différence de survie globale est également statistiquement significative pour les N2, possiblement en raison du petit nombre de patients traités dans le groupe 3. Enfin, l’analyse par sous-localisation identifie une différence de survie globale et de survie sans récidive pour les larynx. Une explication pourrait être le faible nombre de traitements de chimiothérapie dans le groupe 4e âge.
Nos résultats confirment ceux d’études antérieures, à savoir une survie spécifique identique indépendamment de l’âge.5,6 L’utilisation moindre de la chimiothérapie, généralement associée à la radiothérapie, chez les patients âgés est décrite dans la littérature, notamment dans une large analyse de la base de données SEER (Surveillance, Epidemiology, and End Results) évaluant le type de traitement prescrit chez 10 867 patients âgés.7
Les résections chirurgicales radicales sont possibles, mais avec une mortalité postopératoire à 30 jours de 3,5-7,4% chez les patients âgés, vs 0,8-1,4% chez les jeunes patients (< 65 ans).8,9 L’évaluation du risque de complications post-opératoires en fonction du score ASA n’est pas recommandée comme facteur pronostique en raison de résultats divergents. Clayman et coll.10 publient un taux de complications semblable chez 40 patients âgés avec un risque anesthésique ASA 3-4, alors que Blackwell et coll.11 rapportent 62% vs 15% de complications dans une population de plus de 80 ans, ASA 3-4, traitée par reconstruction de type lambeau libre. Ces études sont rétrospectives et concernent des patients sélectionnés.
La radiothérapie conventionnelle est efficace chez la personne âgée. Lusinchi et coll.,12 observent un contrôle locorégional de 71% chez 249 patients de plus de 70 ans. Ces données sont confirmées par d’autres qui montrent un contrôle locorégional et une survie similaires avec l’âge, mais associés à des toxicités fonctionnelles aiguës plus importantes13 et à des interruptions de traitement (8%) plus fréquentes14 dans le groupe âgé.
L’administration de chimiothérapie concomitante, lors de la radiothérapie, apporte un bénéfice de survie de 4,5% à cinq ans toutes classes d’âge confondues.2 Néanmoins, le bénéfice disparaît après 71 ans. Par ailleurs, plusieurs études démontrent une toxicité de la chimiothérapie plus importante chez la personne âgée, autant avec le cétuximab que le cisplatine.15
Ainsi, ni l’âge chronologique ni le type de traitement anticipé ne peuvent être utilisés comme outils pronostiques. La difficulté consiste à évaluer en fonction d’autres indices le meilleur traitement disponible pour un patient donné. Parmi ces paramètres, l’impact des comorbidités sur la survie est évalué selon plusieurs scores. Par exemple, l’Adult Comorbidity Evaluation 27 (ACE-27)16 permet, indépendamment de l’âge, de quantifier en fonction des comorbidités, le hazard ratio de survie globale : plus le score est élevé, plus le risque est grand de décéder d’une cause autre que le cancer. Un autre score, le Head and Neck Comorbidity Index (HN-CCI),17 est une «simplification» du Charlson Comorbidity Index, se basant sur la présence d’insuffisance cardiaque, de pathologie cérébrovasculaire, de COPD (Chronic obstructive pulmonary disease), de diabète, d’une maladie hépatique et d’ulcères gastriques. Il a récemment été évalué sur 9388 patients traités par radiothérapie au Danemark et permet d’établir un pronostic de survie globale. Pour autant que leur utilisation soit pratique, ces outils pourraient permettre au clinicien de mettre en balance le bénéfice d’un traitement lourd par rapport à la survie calculée du patient.
L’âge n’est pas un facteur pronostique négatif dans la prise en charge des cancers de la tête et du cou. Le vieillissement est associé à une augmentation de la prévalence de la maladie oncologique et une réduction de la marge thérapeutique. La prise en charge n’est pas guidée par la seule intervention curative mais doit intégrer l’espérance de vie du patient en fonction des comorbidités, les symptômes présents ou attendus de la maladie et le désir informé du patient. En aucun cas l’accès à un traitement maximaliste ne devrait être limité par l’âge chronologique et la modalité thérapeutique.
> Trente pour cent des patients très âgés atteints d’un carcinome épidermoïde de la tête et du cou sont palliatifs lors du diagnostic
> La survie globale des patients atteints d’un carcinome épidermoïde de la tête et du cou et traités avec intention curative diminue avec l’âge en raison des décès intercurrents
> La survie sans récidive après traitement curatif chez la personne âgée est comparable à la population jeune
> Pour les stades peu avancés, le pronostic de survie globale chez la personne âgée dépend des comorbidités
> La décision de l’intention de traitement chez la personne âgée doit prendre en compte la réponse attendue au traitement et l’espérance de vie en fonction des comorbidités