Nul ne comprend pourquoi les primes augmentent pareillement cette année. Des chiffres et des arguments sont lâchés mais, plus que jamais, le flou domine. La situation devient intenable. Car enfin, comment piloter un système d’une pareille importance et dont les modalités du financement échappent à tout le monde ? Comment motiver les cantons à améliorer ce qui leur revient dans l’organisation du système de santé si, à la fin, les augmentations ne correspondent en rien aux coûts ? L’ absurde a rarement représenté une bonne approche économique.
En tout cela, rien de nouveau, direz-vous. Certes. Sauf que, cette fois-ci, une bonne partie des ressources démocratiques d’amélioration se trouve derrière nous. La votation sur la caisse unique a été perdue l’année passée. Les tentatives de diminuer son influence ayant échoué, le lobby des caisses s’est encore renforcé. La preuve a été apportée que les primes de certains cantons – romands avant tout, certes – avaient servi à financer les coûts d’autres cantons, et cela massivement. Après avoir nié durant des années, mais prises la main dans le sac à la manière de Volkswagen, les caisses n’ont rien proposé pour changer la situation. Le Parlement les a obligées à rembourser les cantons lésés, mais seulement en partie. L’ affaire, un imbroglio de rodomontades et de reculades, a tourné au ridicule. A la fin, rien n’a vraiment changé, les caisses peuvent continuer à utiliser l’argent des assurés de certains cantons pour aider d’autres, et continuer à braver l’incompréhension générale en demandant davantage que les coûts. Comme la fixation de prime se fait sur les prévisions de l’année à venir, donc au doigt mouillé, tous les coups leur sont permis. Sans aucune réaction sérieuse des populations lésées.
Pareille impasse a quelque chose de fascinant. Sorties de la boîte de la LAMal comme des génies in-contrôlables, les caisses maladie sont désormais capables d’imposer leur volonté à la démocratie qui a fabriqué la boîte. Les citoyens restent comme hypnotisés.
N’écoutant que leur légendaire indépendance d’esprit, les médias, en apprenant les hausses de primes, ont poussé des cris d’indignation. Leur unanime mot était «explosion», mot dont on ne sait s’il fait allusion aux moteurs de voiture ou aux guerres qui nous entourent, mais qui semble en tout cas désigner le non-maîtrisé frappant la collectivité. Des explications ont circulé. La responsable serait surtout la médecine ambulatoire. Et les médecins : trop se sont installés. Chacun a créé son petit marché, sans lien avec la demande. Bref : scénario simpliste. Et celui-là même qui est servi par les services de com des caisses maladie qui produisent du storrytelling avec la force des énormes dépenses de marketing qu’elles s’autorisent (pour ensuite les ajouter à l’augmentation des primes).
Sauf qu’une bonne part de responsabilité est plutôt à chercher du côté du Parlement, qui a complètement cafouillé dans la gestion de la clause du besoin et l’installation des nouveaux médecins. Et qui se montre incapable de définir un futur au système autre qu’un renforcement de la concurrence (attitude inefficace, comme le montre la comparaison internationale).
Oui, cependant, c’est vrai, les coûts augmentent. Mais deux remarques. Un : c’est le propre d’une société riche, moderne, technologique et vieillissante que d’observer une pareille augmentation. Deux : cette augmentation est extrêmement complexe et n’a rien à voir avec une explosion.
Reste à savoir, bien sûr, ce qui pourrait être fait pour améliorer l’efficience du système. L’ obsession des assureurs ne varie pas d’un iota : supprimer l’obligation de contracter, pour briser les reins des associations de médecins, et devenir la grande force dominant l’ensemble. A part cette obsession, aucune réelle proposition de leur part. Degré zéro de compréhension globale.
Leur pouvoir, les caisses maladie l’ont construit grâce à une asymétrie de transparence. Alors que les patients et les médecins sont toujours plus transparents, mis en données, contrôlés, les assureurs, eux, sont sans cesse plus opaques. Sur leur gestion, nous ne savons quasiment rien. Même les frais administratifs qu’ils disent maîtriser (mais qui augmentent au même rythme que les coûts de la santé, alors que le travail ne change pas) restent invérifiables.
Cette mainmise des assureurs sur les données et leur interprétation, c’est comme si le logiciel qui se trouve au cœur du système de santé était de type propriétaire, donc non accessible. Or tant que ce logiciel ne sera pas libre, une évolution intelligente du système de santé restera impossible.
Mais une évolution «intelligente» est-elle souhaitée par le monde politique ? Pas sûr. Plutôt que d’innover, plutôt que de lancer de nouveaux dispositifs cherchant à intégrer les soins et à organiser un développement durable, le politique – du moins le Parlement actuel – essaie de dépolitiser sa démarche. Il projette de confier davantage de responsabilité aux assureurs, qui ne sont que des gestionnaires de risques et des bateleurs du monde des données. La croyance politique dominante est que la médecine doit se maîtriser par un pilotage technocratique, automatique, dénué de toute référence à une culture des soins. A l’horizon de ce projet s’annonce une surveillance-punition au travers des données (la fin de l’obligation de contracter) et le contrôle de tous (sauf des assureurs-contrôleurs) assorti d’exigences de discipline (pour les médecins et les patients). Pas de place pour la vie subjective, avec ses méandres, ses résistances et son exigence de sens.
Mais ce que le politique feint d’ignorer, c’est que ce projet est à bout avant d’avoir abouti. La multiplication des difficultés, des résistances, des dérapages montre que les automatismes fabriquent un système dysfonctionnel, qui se grippe à des endroits de plus en plus nombreux. A mesure que la complexité de la médecine est perdue de vue la souffrance des individus croît. Mais aussi, les coûts dérapent. La culture médicale n’est pas un luxe.
Autre nouvelle de la semaine : en rachetant les 23 centres de santé Swica (tout en s’associant à l’assureur), Migros devient le plus grand propriétaire de réseaux «en médecine ambulatoire de premier recours et de proximité». Entreprise atypique et tentaculaire, icône de la Suisse consommatrice, Migros vend de tout, possède des usines, des centres de loisirs, des agences de voyage, une banque et quantité d’autres choses. Et voilà qu’elle se lance en médecine avec de grosses ambitions (y compris celle d’un vaste développement en Romandie). Ses moyens sont si gigantesques qu’elle peut, si elle le veut, bouleverser les règles de l’ambulatoire. Son but semble économique. Elle souhaite faire profiter les «clients» des coûts «les plus bas». Elle évoque aussi une collaboration avec les Fitness et Wellness Parcs, ou des offres de médecine douce et de bien-être. Autrement dit, on est dans le bisounours genre centre commercial. L’ ennui est qu’en médecine se jouent la vie, la mort, la grande souffrance, les maladies chroniques et graves. Migros compte-t-elle tenir hors de son activité ces aspects peu commerciaux de la pratique médicale ? Quelles éthique, philosophie et culture médicales souhaite-t-elle appliquer ? Voilà les questions que l’on aimerait bien poser, si la communication de Migros s’intéressait à dialoguer plutôt qu’à vanter l’heureux développement d’une médecine climatisée.