«Choosing Wisely, Less is More, Slow Medicine, Smarter Medicine»… Les médias populaires et scientifiques nous exhortent à être plus critiques et attentifs dans les prescriptions d’interventions thérapeutiques et diagnostiques car ces décisions peuvent non seulement ne pas avoir d’indications justifiées mais aussi se révéler contre-indiquées pour les patients [1–10].
En discutant avec nos collègues, nous avons ressenti, à plusieurs reprises, un certain scepticisme, voire une irritation en relation avec ces campagnes de sensibilisation. Les réactions recueillies furent par exemple: «Je prescris déjà avec attention…», «Evidemment que je ne propose pas de thérapies inutiles…», «Le compromis diagnostique et thérapeutique que je soutiens est le fruit d’une médecine qui s’adresse à la personne: des interdictions imposées de l’extérieur ne peuvent que la rendre moins harmonieuse…»…
Mais alors, pourquoi l’American Board of Internal Medicine a-t-il lancé l’initiative «Choosing Wisely» et pourquoi la campagne internationale continue-t-elle à croître en intensité et dans ses contenus [11] ?
Pour tenter de répondre à ces questions, nous vous proposons tout d’abord de revoir les objectifs de l’initiative «Choosing Wisely» [12]. Le premier objectif est de promouvoir le dialogue entre les patients et les médecins (ou, plus généralement, les fournisseurs de soins) et le second, d’aider les patients à choisir des traitements nécessaires, fondés sur les faits, non répétitifs et présentant un risque réduit. Par des listes négatives (pratiques à éviter), on ne veut pas exclure a priori des interventions diagnostiques et thérapeutiques à haut risque, mais plutôt inciter les médecins à en discuter la nécessité, les risques et les éventuelles alternatives avec le patient, dans le respect de son autonomie [13].
La prescription médicamenteuse se basant sur l’expérience personnelle peut conditionner de manière importante la pratique clinique. Il y a une tendance naturelle à surestimer les avantages et à sous-estimer les risques des interventions thérapeutiques et diagnostiques, appelée «évaluation thérapeutique inadéquate». On se laisse parfois porter par un «optimisme thérapeutique disproportionné», appelé «optimisme irréaliste», qui peut conditionner de manière significative la capacité décisionnelle des cliniciens [14].
Dans la logique de l’initiative «Choosing Wisely», la prescription d’un médicament devrait respecter certains critères pouvant être synthétisés dans une recommandation générique: «Avant de prescrire un médicament, il convient d’en vérifier l’indication, d’envisager les alternatives non médicamenteuses, de discuter avec le patient des bénéfices attendus et des risques potentiels et, dans le cas d’une thérapie à long terme, de programmer une réévaluation».
Une réflexion a été conduite avec un groupe de soignants (médecins, infirmiers, spécialistes de la gestion et de la qualité, techniciens et employés administratifs) intéressés à améliorer les procédures diagnostiques et thérapeutiques selon la perspective de «Choosing Wisely» dans le réseau des hôpitaux publics tessinois (Ente Ospedaliero Cantonale, EOC) [15].
Ce groupe de réflexion n’a pas souhaité faire des recommandations négatives, sur le modèle des sociétés suisse (Smarter Medicine [16]) et internationales [17], sans contrôler en amont l’efficacité des propositions. Nous avons donc décidé d’identifier, avec la méthode d’analyse de variabilité des données, les pratiques susceptibles d’être mesurées et quantitativement suffisamment importantes pour permettre des comparaisons et évaluer leurs performances (benchmarking).
Grâce à la localisation décentralisée des hôpitaux du Tessin, nous pouvions disposer de données relatives à des services cliniques similaires, mais gérés de manière semi-autonome dans des hôpitaux situés à quelques kilomètres les uns des autres [15].
Dans une première étape, nous avons examiné deux procédures signalées par «Choosing Wisely», «Slow Medicine» et «Smarter Medicine» [12,16,18]: la prescription de somnifères (risque en particulier de dépendance et de chute [19,20]), et celle d’inhibiteurs de la pompe à protons (risque de troubles électrolytiques, de pullulation bactérienne et éventuellement d’infarctus du myocarde [21,22]).
Les recommandations originales auxquelles nous avons fait référence sont respectivement:
éviter l’utilisation d’hypnotiques comme thérapie initiale en présence d’une insomnie chronique chez les adultes; proposer plutôt une thérapie cognitivo-comportementale et réserver les médicaments pour un traitement d’appoint, le cas échéant (American Academy of Sleep Medicine, Choosing Wisely [12]);
ne pas ‘utiliser de benzodiazépines ou d’autres hypnotiques sédatifs chez les personnes âgées comme premier choix contre l’insomnie, l’agitation ou l’état confusionnel (American Geriatrics Society, Choosing Wisely [12]);
ne pas prescrire systématiquement des inhibiteurs de la pompe à protons (IPP) aux patients ne présentant aucun facteur de risque de maladie ulcéreuse. Dans la maladie du reflux gastro-œsophagien, les prescrire à la dose la plus faible pour contrôler les symptômes, en éduquant le patient à des périodes souhaitables de suspension (Société italienne de médecine générale, Slow Medicine [16]);
éviter la poursuite à long terme d’un traitement d’inhibiteurs de la pompe à proton pour des symptômes gastro-intestinaux sans utiliser la plus faible dose efficace (Société suisse de médecine interne générale, Smarter Medicine [18]).
Les nouvelles prescriptions de benzodiazépine et d’inhibiteurs de la pompe à protons ont été analysées lors des hospitalisations dans les quatre hôpitaux principaux du réseau EOC entre mai 2014 et juin 2015.
L’analyse des données (figures 1 et 2) a montré de grandes (et inattendues) différences entre les spécialités (médecine versus chirurgie) et entre les différents hôpitaux concernés.
Les deux procédures choisies offraient donc une variabilité susceptible de faire l’objet d’une évaluation des performances, une surveillance continue et de potentiels projets d’amélioration spécifiques.
Suite à ces résultats encourageants, trois procédures additionnelles ont été analysées par la suite:
la surveillance de la prescription d’antibiotiques à la sortie de l’hôpital en fonction de la durée de l’hospitalisation (en pensant en particulier au risque de développer des résistances) (mai 2014-juin 2015);
la surveillance de l’exposition aux rayonnements lors de scanners thoraciques, abdominaux et thoraco-abdominaux (décembre 2013 – juin 2015; 200 examens par hôpital);
la surveillance du nombre de prélèvements sanguins effectués quotidiennement à l’hôpital (août 2014 – juin 2015).
Dans ces trois cas également, nous avons mis à jour des différences importantes et surprenantes entre les services et les instituts (figures 3, 4 et 5).
Sur la base de ces résultats, nous avons initialement proposé aux cliniciens des recommandations simples (tableau 1) (que nous avons appelées «Statements du projet Choosing Wisely EOC»). L’objectif à plus long terme sera de programmer un suivi continu de ces indicateurs et d’élaborer des recommandations spécifiques en impliquant également les patients dans le processus de sensibilisation.
Afin d’impliquer le personnel soignant, les patients et le milieu politique dans le projet et dans la philosophie de «Choosing Wisely», nous avons également organisé un symposium à Lugano avec des experts suisses et internationaux.
En conclusion, l’habitude de prescription et le préjugé basé sur l’expérience (qui fait surestimer l’impact positif de la stratégie diagnostique et thérapeutique et sous-estimer les risques) peuvent involontairement produire des pratiques non optimales qui échappent à l’autocritique. Une surveillance continue avec évaluation de l’approche diagnostique et thérapeutique ne peut qu’avoir des effets positifs si elle est appliquée de manière ciblée et raisonnable.
Au-delà de son potentiel déclamatoire, nous accueillons donc la philosophie Choosing Wisely comme un défi adressé à l’autocritique constructive dans la pratique clinique.
Les auteurs n’ont déclaré aucun lien financier ou personnel en rapport avec cet article.
> L’identification de la variabilité entre les instituts dans les stratégies diagnostiques et thérapeutiques peut montrer des différences surprenantes.
> Les différences peuvent être au moins partiellement dues aux habitudes de prescription et aux préjugés cliniques.
> La surveillance et l’évaluation des performances peuvent être des instruments précieux pour affiner l’adéquation de la pratique clinique.
> Le respect de l’unicité du patient reste une valeur fondamentale à renforcer par la création d’une relation médecin-patient plus approfondie et efficace.