Les enquêtes épidémiologiques actuelles portant sur le groupe d’âge des plus de 60 ans révèlent une prévalence d’environ 6% pour les syndromes démentiels en Europe. L’âge avancé constitue le principal facteur de risque de troubles cognitifs, et à la fois l’incidence et la prévalence des démences augmentent exponentiellement avec l’âge. Les causes les plus fréquentes sont la maladie d’Alzheimer, les lésions cérébrales vasculaires et la combinaison de différentes pathologies cérébrales [1].
Plusieurs études suggèrent qu’en plus du recours aux médicaments anti-démence, les interventions thérapeutiques non pharmacologiques peuvent être prometteuses, en particulier aux stades précoces de la démence, voire avant la manifestation clinique du syndrome démentiel. Ces concepts englobent la promotion conséquente de l’activité physique, un entraînement cognitif ciblé, la mise en place d’activités sociales, des conseils diététiques, ainsi que la prise en charge méticuleuse des autres comorbidités médicales. L’identification précoce des personnes touchées semble constituer un prérequis essentiel au succès thérapeutique. Détecter la démence à un stade précoce, ou idéalement même avant qu’elle ne se manifeste sur le plan clinique, a dès lors pour objectif à la fois de diagnostiquer en temps opportun les causes traitables des déficits cognitifs et de pouvoir apporter aux personnes touchées le meilleur soutien possible d’après les connaissances médicales actuelles («dépistage»). Cet article fournit un aperçu des connaissances actuelles sur le dépistage de la démence et sur les possibilités de prévention clinique. Par ailleurs, nous aborderons brièvement les pistes de recherche clinique actuelles relatives à l’intervention thérapeutique à des stades très précoces de la maladie d’Alzheimer.
Le terme «dépistage» fait souvent référence à un examen systématique renseignant sur la présence d’une maladie sous-jacente, qui n’aurait autrement pas été détectée à ce stade. Cette démarche repose sur l’hypothèse que le diagnostic précoce offre un meilleur point de départ pour le traitement ultérieur [2]. Le diagnostic de démence ne se rapporte pas à une maladie à part entière, mais à l’expression de différents processus qui conduisent à une détérioration des performances cérébrales et de la capacité à gérer le quotidien. Ainsi, le but du dépistage de la démence n’est pas tant la détection précoce de l’affection en soi, mais plutôt la détection de symptômes qui sont évocateurs d’un processus neuropathologique et amènent à initier des démarches diagnostiques supplémentaires afin d’identifier les causes traitables.
Les patients ayant des déficits cognitifs débutants sont souvent encore capables de prendre soin d’eux-mêmes dans leur vie quotidienne. Les déficits cognitifs qui évoluent progressivement peuvent être difficiles à détecter. Pour cette raison, il est fréquent que le diagnostic de démence soit uniquement posé dans le cadre d’un autre événement médical grave, comme des complications postopératoires, une chute, un accident ou une confusion de médicaments. Par ailleurs, lorsqu’il n’est pas détecté, le début insidieux d’une démence expose la personne concernée à un retrait social et ainsi, à une prise en charge nettement plus mauvaise de ses problèmes de santé. En revanche, la détection précoce d’une démence débutante offre au patient et à ses proches la possibilité d’intégrer les besoins spécifiques liés à la maladie dans la planification de l’avenir [3].
Concernant le dépistage de la démence, le groupe de travail U.S. Preventive Service Task Force a démontré un bénéfice potentiel lié à l’efficacité des médicaments anti-démence et des interventions destinées à soulager les proches. Par contre, aucune recommandation de dépistage généralisé des démences n’a été émise, car pour certaines questions essentielles, notamment concernant les effets néfastes de cette démarche, les données disponibles sont insuffisantes. Certains instruments de dépistage potentiels ont clairement montré une sensibilité et une spécificité suffisantes. L’instrument le plus souvent utilisé était le Mini-Mental State Examination (MMSE), un test qui peut être réalisé en 10 minutes et fournit un aperçu global du niveau de performance individuel. Les personnes ayant des performances cognitives normales atteignent des valeurs comprises entre 28 et 30 au MMSE. En ce qui concerne les résultats inférieurs à 25 au MMSE, plusieurs études ont révélé que cet instrument avait à la fois une sensibilité et une spécificité supérieures à 85% pour détecter des syndromes démentiels [4, 5]. Le BrainCheck, un instrument développé à Bâle, constitue une autre possibilité pour dépister les déficits cognitifs et en particulier, évaluer la nécessité d’initier des explorations diagnostiques plus poussées (www.braincheck.ch).6 Un article de revue concernant les méthodes possibles de dépistage de la démence et du déficit cognitif léger a été publié récemment [7].
Contrairement à la démence, les patients atteints de déficit cognitif léger (mild cognitive impairment, MCI) peuvent prendre soin d’eux-mêmes et, dans une large mesure, poursuivre leurs activités quotidiennes. Des études longitudinales avec une longue durée d’observation ont montré qu’environ 30% des patients atteints de déficit cognitif léger développent une démence de type Alzheimer. Sur la base de ce constat, il est admis que le déficit cognitif léger, cliniquement manifeste, pourrait constituer un stade précoce de la démence d’Alzheimer [8].
Au cours des dernières années, différents critères diagnostiques ont été proposés afin de pouvoir déterminer si la maladie d’Alzheimer est une cause possible du déficit cognitif léger en s’appuyant sur différents indicateurs mesurables de dysfonctionnements neuronaux (biomarqueurs). A l’heure actuelle, les biomarqueurs établis dans ce contexte sont en particulier l’atrophie de l’ensemble du cerveau et de l’hippocampe, objectivable au moyen de l’imagerie par résonance magnétique (IRM), l’hypométabolisme régional à la tomographie par émission de positons au fluorodésoxyglucose (TEP-FDG), les concentrations accrues de protéines tau phosphorylées dans le liquide céphalo-rachidien (LCR), les concentrations réduites de peptide bêta-amyloïde 42 dans le LCR, ainsi que les dépôts de bêta-amyloïde dans le cerveau (TEP amyloïde) [9]. Dans les critères diagnostiques explicitement définis pour la recherche, une maladie d’Alzheimer peut également être diagnostiquée indépendamment de la présence d’une démence, lorsque des biomarqueurs de la pathologie d’Alzheimer (TEP amyloïde anormale, faible taux de peptide bêta-amyloïde 42 et taux élevé de protéines tau phosphorylées) sont présents en plus d’un phénotype clinique caractéristique et après la réalisation d’un diagnostic d’exclusion [10].Dans la version actuelle du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM V), une nouvelle entité a été introduite dans la catégorie «troubles neurocognitifs»: en plus du trouble neurocognitif majeur, qui implique un déclin cognitif significatif et des répercussions considérables sur l’autonomie dans la vie quotidienne, le trouble cognitif mineur, impliquant un déclin cognitif moindre, est à présent aussi mentionné et les causes pathologiques soupçonnées sont exposées [11].
Malgré les possibilités thérapeutiques actuellement encore limitées, une évaluation spécialisée approfondie est indiquée en cas de suspicion de trouble cognitif. Les cliniques de la mémoire disposent de différentes possibilités diagnostiques pour notamment identifier les causes traitables des déficits cognitifs à un stade précoce. En plus d’un bilan neuropsychologique minutieux, la détermination des biomarqueurs mentionnés ci-dessus peut permettre de mieux cerner les causes pathologiques et de tirer des conclusions sur le pronostic. Par ailleurs, des contrôles réguliers de l’évolution permettent de déterminer si le déficit cognitif léger reste stable ou s’aggrave. Pour cette catégorie de patients, plusieurs études ont suggéré l’efficacité des interventions non pharmacologiques, notamment les bénéfices de l’entraînement cognitif et physique [12]. Il convient néanmoins de signaler que les données disponibles sont encore inconsistantes et que des critiques ont également été émises concernant le dépistage systématique des déficits cognitifs légers. La principale critique est qu’il n’existe pas suffisamment de preuves de l’efficacité des interventions médicamenteuses sur l’évolution des déficits cognitifs légers et qu’en l’absence d’options thérapeutiques valides, le patient peut éventuellement se retrouver confronté à différentes conséquences négatives de son diagnostic [13].
Les substances qui visent à réduire les niveaux de bêta-amyloïde sont actuellement celles qui ont été le mieux évaluées dans les études cliniques. L’immunisation passive contre le peptide bêta-amyloïde ou l’inhibition de la bêta-sécrétase sont des exemples de stratégies thérapeutiques employées. Ces substances sont de plus en plus utilisées à des stades précoces, c’est-à-dire en cas de démence d’Alzheimer débutante ou de déficit cognitif léger, car il est supposé qu’elles peuvent agir d’autant mieux qu’elles sont utilisées tôt dans le processus pathologique, permettant ainsi au patient de conserver un niveau fonctionnel plus élevé [14]. Dans ces études évaluant les interventions précoces en cas de maladie d’Alzheimer, la mise en évidence par TEP amyloïde de dépôts importants de bêta-amyloïde dans le cerveau est le plus souvent nécessaire. Un aperçu des études cliniques actuelles sur le traitement de la maladie d’Alzheimer est disponible sur www.clinicaltrials.gov (informations générales sur les études, centres d’étude, critères d’inclusion et d’exclusion) ou sur www.alzforum.org (recherche de stratégies thérapeutiques et de substances, et informations de support en vue de leur efficacité). Si ces interventions s’avéraient réellement efficaces aux stades précoces, cela constituerait un argument supplémentaire en faveur du diagnostic précoce.
A la fois les altérations neurodégénératives et l’artériosclérose responsable d’altérations cérébrales ischémiques se développent parfois sur des décennies avant de donner lieu aux premiers déficits cognitifs détectables dans le cadre d’une évaluation neuropsychologique. Durant cette période préclinique, des altérations cérébrales caractéristiques ont en particulier été décrites pour la maladie d’Alzheimer.10,15 Sur la base d’études longitudinales, une classification des stades précliniques de la maladie d’Alzheimer, reposant sur des biomarqueurs, a été proposée: le stade 1 correspond à des marqueurs amyloïdes anormaux (TEP amyloïde, faible concentration de peptide bêta-amyloïde 42 dans le LCR); le stade 2 implique en plus des signes de lésion neuronale (imagerie structurelle, protéines tau dans le LCR, TEP-FDG); le stade 3 comprend en plus des déficits cognitifs subtils [15]. La plus grande étude interventionnelle sur la maladie d’Alzheimer préclinique (Anti-Amyloid Treatment in Asymptomatic Alzheimer’s Disease; ADCS-A4) inclut des personnes ayant une TEP amyloïde anormale mais des performances cognitives intactes (www.clinicaltrials.gov; NCT02008357). L’objectif de l’étude ADCS-A4 est d’évaluer si l’administration de l’anticorps monoclonal solanézumab dans cette population de sujets avec suspicion de maladie d’Alzheimer préclinique est capable de diminuer la survenue ultérieure de déficits cognitifs par rapport à un placebo.
Des études observationnelles ont révélé que la correction conséquente des facteurs de risque modifiables revêt un grand potentiel pour la prévention des démences. D’après les estimations d’une étude récente, 30% des affections démentielles dans la population générale seraient attribuables au diabète sucré, à l’hypertension et au surpoids chez les personnes d’âge moyen, à l’inactivité physique, à la dépression et à un faible niveau d’éducation. L’amélioration continue de ces facteurs d’ici l’année 2050 pourrait abaisser de 8–15% la prévalence mondiale escomptée de la maladie d’Alzheimer, ce qui correspondrait à environ 9–16 millions de cas à travers le monde [16].
Les principaux facteurs de risque de survenue de la forme sporadique de la démence d’Alzheimer sont néanmoins l’âge et la prédisposition familiale. L’allèle epsilon 4 du gène de l’apolipoprotéine E (ApoE), qui est un facteur de risque de la maladie d’Alzheimer, est également l’un des principaux facteurs de risque de survenue de syndromes démentiels en général. Les facteurs de risque, tels que le tabagisme, la consommation élevée d’alcool, l’inactivité physique et la consommation élevée d’acides gras saturés, ont un impact encore plus lourd en cas de présence concomitante de l’allèle epsilon 4 de l’ApoE [17].
En s’appuyant sur les résultats d’études observationnelles, la figure 1 fournit un aperçu des facteurs de risque potentiels de démences, et en particulier de démence d’Alzheimer, ainsi que des facteurs de protection potentiels vis-à-vis de ces affections.
Des études observationnelles ont révélé que certains médicaments (antihypertenseurs, anti-inflammatoires non stéroïdiens, statines, hormonothérapies substitutives) pourraient avoir un effet protecteur. Dans les études cliniques, seuls les agents antihypertenseurs se sont révélés efficaces dans cette indication pour différentes populations cibles. Pour les autres groupes de substances, il n’y a pas eu d’effet, voire des effets défavorables. Des mesures non médicamenteuses ont également été identifiées à partir d’études observationnelles, consistant en une meilleure alimentation, en une augmentation de l’activité physique et en un entraînement cognitif. Le tableau 1 résume ces approches thérapeutiques et les raisons sur lesquelles elles se fondent; il se base sur un article de revue récemment publié sur le sujet [19].
Une étude récente a montré qu’un concept thérapeutique multimodal, incluant des conseils diététiques, un entraînement physique et cognitif, des activités sociales et une surveillance intensive des facteurs de risque cardiovasculaire, pouvait avoir un effet positif significatif sur les performances cognitives [20].
A l’heure actuelle, les options thérapeutiques sont limitées en cas de démence, et en particulier de déficit cognitif léger. Néanmoins, des concepts thérapeutiques englobant une activité physique accrue, un entraînement cognitif, la mise en place d’activités sociales et des conseils diététiques ont montré des effets positifs considérables sur l’évolution des déficits cognitifs légers. Compte tenu du faible risque de complications, ces interventions non pharmacologiques peuvent être recommandées sans réserve aux patients atteints de déficits cognitifs légers. Dans les années à venir, nous verrons également dans quelle mesure les résultats prometteurs actuels émanant d’études cliniques aboutiront à des médicaments utilisables dans la pratique quotidienne. A ce jour, le principal argument en faveur d’une prise en charge des déficits cognitifs aux stades précoces réside dans l’identification en temps opportun des causes traitables et dans l’instauration précoce d’interventions non pharmacologiques.
Les auteurs ne déclarent aucun conflit d’intérêts financier ou personnel en rapport avec cet article.