Annoncer les événements indésirables et les situations critiques qui se produisent au sein d’un hôpital, et notamment dans les services cliniques, est indispensable à son bon fonctionnement, mais présente également un intérêt pour les collaborateurs et les patients. Une telle démarche permet de mener des actions préventives et correctives pour améliorer la qualité des prestations et la sécurité des soins fournis aux patients, eux-mêmes toujours plus âgés et souffrant de pathologies multiples liées à des prises en charge de plus en plus complexes. L’annonce systématisée de ces événements entraîne inévitablement mais volontairement une modification de la culture hospitalière de gestion des risques, et témoigne d’une volonté de transparence en matière de communication.
Le Service de médecine interne du CHUV fait donc ici le bilan du projet institutionnel de recueil des événements critiques et indésirables (RECI) en son sein, une année après son implantation. Elément-clé de la démarche, tout collaborateur interne ou toute personne externe à l’institution (médecins traitants, soignants ou proches) a la possibilité de faire un signalement dans le cadre du système RECI. Les éléments de l’analyse des événements effectuée par des «spécialistes RECI» sont ensuite partagés en interne avec le signalant, les collaborateurs concernés et ceux des départements partenaires, ainsi qu’à l’externe lors de symposiums1 ou au travers d’articles tels que celui-ci.
Le CHUV a introduit une démarche formelle d’amélioration continue de la qualité en 1996, puis de gestion des risques dès l’an 2000. Déclarée prioritaire par la direction générale, une directive institutionnelle concernant la gestion des événements indésirables a été introduite, en appui d’une structure de traitement et d’analyse des annonces, ainsi que d’un logiciel de recueil des déclarations et des mesures correctives proposées.
Les objectifs énoncés par la direction générale du CHUV au travers de la directive institutionnelle sont de développer une culture d’annonce des incidents afin de favoriser l’amélioration continue des prestations ainsi qu’une gestion uniforme de ces événements. Cette volonté institutionnelle forte a permis de promouvoir une dynamique d’amélioration continue via une structure officielle et de l’étendre à toute l’institution (dès 2015) avec des messages clairs et répétés tels que ceux-ci :
«Soigner, c’est aussi prendre le risque de commettre un geste directement à l’origine d’un événement indésirable. Ne pas déclarer ce dernier équivaut à accepter qu’il puisse être réitéré par soi-même ou un collègue.»
«Rapporter un événement, c’est dans tous les cas offrir une chance, à soi et à l’institution, d’améliorer la qualité des soins.»
Des répondants sont identifiés pour chaque secteur du CHUV et se coordonnent. Un outil informatique de déclaration et de recueil, appelé RECI, simple et centralisé, remplace le système de formulaires papier, hétérogène et peu utilisé par les médecins. Cet outil sert de base de données confidentielles, propre à chaque service, et permet des statistiques générales pour l’institution, respectivement pour les départements et les services. Dans le Service de médecine interne, la culture de déclaration des événements indésirables est présente depuis plusieurs années, soutenue par une démarche qualité, coordonnée par une responsable qualité. Avant l’implantation de RECI, une partie des déclarations liées à des problèmes de prise en charge médicale faisait déjà l’objet d’une analyse présentée et discutée lors d’un colloque médical appelé morbidité/mortalité, ainsi que lors du comité de direction mensuel. Toutefois, le manque d’interdisciplinarité et d’interprofessionnalité de cette approche était reconnu.
Afin d’améliorer la culture de déclaration des événements indésirables, il est nécessaire de développer et de communiquer une approche non punitive, constructive et participative. Cela permet d’instaurer un climat de confiance au sein des équipes. L’approche systémique basée sur le «London Protocol» considère un événement comme la conséquence d’une chaîne d’événements avec, à l’origine, plusieurs facteurs contributifs.2,3 L’identification de chacun de ces facteurs permet ensuite de rechercher des solutions d’amélioration, en tenant compte de chaque domaine et sans mettre de limitation à ce stade de l’analyse. L’enseignement de cette méthode est coordonné en Suisse par la Fondation pour la sécurité des patients ; plusieurs collaborateurs du Service de médecine interne en ont bénéficié en 2014.4 En 2015, le CHUV propose désormais en interne le même type de formation.
Chaque signalement fait l’objet d’une analyse, menée par un professionnel spécialiste de l’activité. Une fois par mois, les spécialistes partagent leurs compétences et exposent leurs analyses avant de les soumettre à la direction du service pour décision finale puis de les restituer ensuite au collaborateur à l’origine du signalement et à l’équipe soignante concernée. Des améliorations concrètes ou des projets d’amélioration découlent la plupart du temps de ces analyses.
Les médecins nouvellement arrivés au sein du Service de médecine interne reçoivent chaque semestre une introduction qui leur permet de savoir reconnaître et déclarer un événement, et leur donne les bases en analyse systémique d’événement indésirable. De plus, une restitution des analyses marquantes des derniers mois leur est présentée. Ils sont également sensibilisés au fait que «travailler dur, réviser et faire des heures supplémentaires» ne suffit pas pour empêcher la survenue d’événements indésirables. Pour marquer les esprits, le one-man show du médecin-urgentiste, Bryan Goldman, est visionné à leur intention, puis discuté avec le groupe.5 Un colloque morbidité/mortalité obligatoire convie chaque mois les médecins et autres collaborateurs concernés du service à une présentation et une discussion de l’analyse effectuée par l’un de leurs pairs, renforçant ainsi leur formation en matière de gestion des risques.
Parmi les événements indésirables annoncés l’année passée, en voici deux, qui reflètent le quotidien du médecin de médecine interne.
Il s’agit d’une patiente de 66 ans, obèse et schizophrène, hospitalisée pour une décompensation cardiaque globale sur fibrillation auriculaire (FA). Introduite initialement pour une suspicion d’embolie pulmonaire (infirmée ensuite par angio-CT), une anticoagulation par enoxaparine (Clexane) 100 mg 2 x /j SC est poursuivie en raison d’un risque d’accident vasculaire cérébral lié à la FA dépassant le risque hémorragique (CHADS2/VASC2 : 5 points ; HASBLED : 2 points). Une semaine plus tard, la patiente est réveillée par des douleurs du flanc irradiant dans la cuisse gauche. Un volumineux hématome rétropéritonéal du muscle psoas est visualisé au scanner ; une embolisation artérielle est rendue impossible par le grand nombre de sources de saignement. Malgré toutes les mesures de réanimation (y compris la transfusion de concentrés plaquettaires, de facteurs de coagulation et de vitamine K), l’hémorragie ne peut être jugulée et conduit rapidement au décès de la patiente.
L’analyse de ce cas (tableau 1) est représentative des situations déclarées impliquant des hémorragies dans le contexte d’une anticoagulation mal adaptée ou d’une double anticoagulation/antiagrégation qui n’a souvent plus lieu d’être.6
Ce patient tunisien de 51 ans est hospitalisé pour la gestion d’une antalgie et d’une dyspnée attribuée à un mésothéliome malin en situation palliative. A 9 h 20 du matin, il décède paisiblement en présence de la famille et de l’infirmière, dans un moment chargé d’émotions. Le constat de décès est effectué par le médecin-assistant en charge du patient, en présence de la famille. Il est rapidement contresigné par le cadre au vu d’un rapatriement prévu dans le pays d’origine. Le corps est transféré à la morgue du CHUV à 11 h 30, puis au centre funéraire de Lausanne à 14 h 00 A 14 h 20 (soit 5 heures après le constat de décès), l’employé du centre funéraire tente d’appeler le médecin du CHUV, car il émet des doutes quant au décès du patient : en effet, lui-même trouve le corps chaud, et la famille décrit avoir ressenti des battements de cœur pendant la toilette mortuaire rituelle. Le médecin ayant signé le constat n’étant pas joignable, l’employé du centre funéraire fait alors appel au médecin du SMUR qui constate une nouvelle fois et confirme le décès à 14 h 30.
Cette analyse (tableau 2) permet de relever l’absence de directives pour le constat de décès en milieu hospitalier sans don d’organe, de souligner l’importance de la communication médecin/famille lors du décès, et de rappeler les caractéristiques particulières de diminution de la courbe de température des corps que la vie a quitté…
Les événements les plus fréquemment déclarés et relatés dans la littérature médicale le sont également dans notre service : il s’agit avant tout de chutes, d’erreurs médicamenteuses et de dysfonctionnements de matériel (figure 1).7 De façon ponctuelle, ils requièrent une mesure corrective immédiate. Leur déclaration est simple et les facteurs contributifs sont assez rapidement identifiés par les soignants. Les 280 chutes relatées dans notre service, au premier semestre 2015, comprennent également les glissades et les chutes soutenues par un soignant ; elles sont à mettre en corrélation avec les 32 000 journées d’hospitalisation et avec l’âge de la population soignée (33% entre 65 et 80 ans, et 45% de plus de 80 ans). La plupart des chutes sont heureusement sans conséquence. Par contre, les escarres, les quasi-incidents, les thromboses veineuses profondes postopératoires et les infections nosocomiales sont actuellement plutôt banalisés. En effet, l’absence de conséquence immédiate (quasi-incidents), l’apparition progressive (escarres) ou la fréquence élevée de certains incidents considérés comme bénins (infections urinaires nosocomiales) en font des événements moins signalés. Pourtant, les répercussions pour le patient existent et les coûts engendrés sont élevés. Il s’agira donc à l’avenir de les reporter également dans RECI de manière à pouvoir tirer à ce sujet les conséquences qui s’imposent, à savoir une amélioration de la gestion de ce type de complications hospitalières.
Quatre axes sont identifiés pour améliorer notre processus de déclaration en quantité et en qualité.
Le retour d’information aux signalants doit être prioritaire, puisque l’absence de retour est la cause principale de frein à la déclaration pour 60% des médecins et des infirmières.7 La crainte de répercussions éventuelles n’est pas au premier plan, notamment quand la culture de gestion des risques utilise une approche non punitive dans un climat de confiance. Ce dernier est plus important dans les services cliniques avec un cadre senior.8 Il nécessite ainsi d’être bien explicité auprès des jeunes cadres. Le message et l’exemple des cadres sont déterminants.
L’optimisation des ressources en spécialistes et la possibilité de leur offrir une formation continue sont indispensables au maintien de la qualité des analyses. Cela reste un challenge en raison du tournus important des collaborateurs.
La pertinence des événements déclarés peut être renforcée par une démarche incitative sur le terrain par les spécialistes et les cadres du service. Ainsi, les quasi-incidents, parfois perçus sans intérêt par les collaborateurs, sont à rechercher activement. Souvent identifiés mais peu déclarés, des événements indésirables répétitifs peuvent être la cible de déclarations systématiques pendant une période transitoire en vue d’une récolte des données précises permettant d’en améliorer la compréhension. Il est de la responsabilité de la direction d’un service, avec l’aide du coordinateur RECI, d’en préciser les modalités.
Une démarche ouverte aux signalants externes du CHUV (médecins traitants, pharmaciens ou toute personne ayant un contact avec l’institution) est préconisée. En effet, chaque collaborateur du CHUV peut (faire) enregistrer des événements déclarés par une tierce personne. Un incident ou une difficulté de collaboration peut être adressé(e) également à la direction du service concerné ou à la Direction médicale du CHUV. Mme Joëlle Servet (joelle.servet@chuv.ch), coordinatrice RECI du Département de médecine, est la première interlocutrice pour le Service de médecine interne.
Les situations rencontrées en ambulatoire sans rapport avec le CHUV peuvent être déclarées dans le système CIRRNET (Critical Incident Reporting & Reacting NETwork), placé sous la gouvernance de «Sécurité des patients suisse». L’affiliation est malheureusement payante et peu de médecins installés y ont donc recours. Cette base de données émet régulièrement des messages d’alertes appelés Quick Alert dont la diffusion gratuite et téléchargeable est grandement utile.4 Chaque médecin est tenu de signaler les événements survenus en rapport avec un médicament à Swissmedic (formulaire téléchargeable sur : www.swissmedic.ch) comme le rappelle un travail de mémoire en droit de la santé hébergé sur le site de la Fédération des hôpitaux vaudois.9 Au niveau européen, la collaboration LINNEAUS (Learning from International Networks about Errors and Understanding Safety in Primary Care) vient de développer un système de déclaration des événements adapté à l’ambulatoire qui permettra peut-être d’en améliorer le recueil.10
L’implantation de cette démarche RECI, initiée, organisée et soutenue par la Direction générale du CHUV, a permis de renforcer une dynamique d’amélioration continue, en fédérant les différents corps de métier autour d’une démarche, d’un outil et d’une structure. Des interlocuteurs spécifiques sont identifiés officiellement dans chaque secteur de l’institution, facilitant la gestion des problématiques de collaboration entre les services et les départements. La culture commune de gestion des risques et la méthode d’analyse sont partagées par tous.
Le Service de médecine interne est parvenu à s’approprier cette démarche, en l’adaptant à son fonctionnement. L’outil informatique améliore la traçabilité et la gestion des événements. La démarche a globalement et rapidement été acceptée et utilisée tant par les médecins que par les autres soignants, et a déjà eu de nombreux impacts directs dans la prise en charge des patients, aussi bien pour l’amélioration de la qualité de prescription et de distribution des médicaments, que pour celle des contacts et de la communication entre services et départements.
Le défi à venir est de maintenir cette dynamique en assurant les ressources nécessaires et les compétences des collaborateurs, avec la volonté forte de la direction générale du CHUV de faire progresser encore la culture de la gestion des risques.
> Le Service de médecine interne a implémenté le système de déclaration RECI à fin 2014, ce qui a déjà permis d’apporter des mesures correctives dans de nombreux secteurs de soins
> Le suivi des mesures d’amélioration proposées après une annonce d’événement indésirable est régulièrement communiqué aux collaborateurs en vue de l’implémentation en pratique courante
> Le système de déclaration RECI est également ouvert aux intervenants externes au CHUV (médecins traitants, soignants, pharmaciens, proches, etc.), au même titre que pour les collaborateurs de l’institution