Il y avait quelque chose de malsain, la semaine dernière, dans l’incroyable buzz autour de l’annonce faite par l’OMS que la viande rouge est probablement cancérigène et la viande transformée certainement. Un impressionnant suivisme a frappé aussi bien les médias que les réseaux sociaux. Partout, il était de bon ton de se gausser de la science en santé publique. L’annonce a fuité plusieurs jours avant le communiqué officiel. Si bien que la filière de la viande industrielle a eu le temps d’allumer de nombreux contre-feux (ou de «lâcher les chiens», selon l’expression d’Olivier Dessibourg dans le Temps) en jetant du faux sur le vrai. Les médias, quant à eux, ont cru discerner un ennemi à la mode, l’hygiénisme. Immédiatement donc, ils ont embouché les trompettes de la défense du regard positif, accusant l’OMS d’instaurer «un climat de peur», interviewant des experts allant dans ce sens, mais s’intéressant bien peu à la science elle-même. A cela s’ajoutait le politique, qui chez nous mais surtout dans d’autres pays, s’est laissé entraîner dans un populisme antiscientifique qui a fait frissonner tous ceux qui pensent qu’une réalité existe et qu’elle vaut mieux que des gonflements rhétoriques de torse. Et enfin, la population et ses représentations. Pensez : associer la viande, nourriture de base, considérée comme noble, au cancer, maladie la plus anxiogène de l’époque, c’est lancer une bombe symbolique. Ce n’est pas pour rien que les grands magasins axent généralement leurs publicités sur son prix : la viande est associée à un monde magique de force, richesse et prospérité. Et voilà qu’on la met dans la même catégorie que la cigarette, cette drogue en déclin d’image. En plus, au moment où enfin, après des siècles de disette carnée, les classes les plus défavorisées de la population peuvent enfin accéder à sa consommation. Et si c’était un coup monté, un vaste complot des écolos, comme le suggéraient sur les réseaux sociaux les chevau-légers du lobby de la viande ?
Ce qui est grave, dans cette affaire, c’est le besoin de protéger les mythes en place qu’elle révèle. Plutôt que d’accepter le questionnement, une partie de la société préfère le déni. Puisque la science, pénétrant dans la zone de confort, va chercher le malheur jusque dans l’intime de la nourriture quotidienne, on décide de se moquer d’elle. Le bon sens est appelé à la rescousse : «bientôt, on nous dira que respirer est cancérigène» pouvait-on lire sur Facebook. Respirer, non, ce n’est pas cancérigène, mais l’air pollué, oui. Si nous voulons rester libres et faire face à notre destin, nous n’avons pas d’autre choix que de nous adapter à ce que découvrent les études, de plus en plus nombreuses, toujours plus précises, qui s’intéressent aux modes de vie et aux rapports entre notre biologie et l’environnement : partout se trouve l’ambivalence, les probabilités, la complexité, le risque.
Bien sûr, manger est un plaisir et le plaisir fait partie du sens de la vie. Mais le déplaisir et l’inquiétude viennent-ils de la connaissance elle-même ? Ceux qui ont accusé l’OMS de lancer une campagne de «l’inquiétude» ont-ils raison ? En réalité, c’est plutôt par épuisement de ses références que la société a peur du cancer, peur de ce que lui apporte chaque jour un peu plus la science, c’est-à-dire une connaissance fine de ce qui est bon et moins bon pour sa santé et la santé de la Terre. Elle se laisse embarquer dans le marketing consommateur et ses mille et une manières de décrire le monde comme malléable, obéissant, au service du bonheur individuel. Et c’est comme si le prix à payer était une angoisse paralysante face aux nouvelles responsabilités et aux choix qu’implique la science. La publicité nous affirme: tout va bien, le monde est léger, l’inconscience représente une qualité. Pas facile, pour la santé publique, de s’introduire dans cette fête et de dire : la réalité n’est pas ce qu’on aimerait qu’elle soit, elle est ce qu’elle est. Toute liberté ne peut partir que de là.
Ce que réclame la réalité, c’est que nous apprenions à penser et agir autrement. Par exemple : s’il est vrai que de tout temps, les humains semblent avoir mangé de la viande, nous, les Modernes, voulons vivre vieux. Et cette volonté nous oblige à considérer le risque de cancer et lui ajouter, ce qui manquait ces jours, celui de maladies cardiovasculaires, lui aussi augmenté. Puis, autre tâche encore, ouvrir les yeux sur notre façon d’élever les animaux, sur la folie industrielle qui s’est emparée de nous, pour satisfaire nos plaisirs, au mépris de tout ce que l’éthologie nous dit de notre proximité avec eux. La réalité, enfin, c’est le coût écologique de la viande : dix kilos de protéines végétales sont nécessaires pour qu’un animal en produise un seul, ce qui fait de notre production de viande un des problèmes majeurs de l’épuisement des ressources. N’y a-t-il en tout cela que des «mauvaises nouvelles» ? Ou faut-il y entendre l’exigence de construire un monde autre, exigence de plus en plus pressante ?
Si mauvaises nouvelles il y a, c’est d’un autre domaine qu’elles viennent. Des tricheries des industriels, de leur protection indue par des Etats qui craignent de perdre des parts de marché et d’être ridiculisés par les mouvements populistes, qui ne supportent pas que la réalité leur résiste. Et des conséquences de tout cela sur l’alimentation, entre autres. Pesticides dans les fruits et légumes, avec des contrôles volontairement inefficaces. Sucre, sirop de glucose, sel, huile de palme et quantité d’autres produits ajoutés au mépris de la santé, mais pour vendre mieux, voire induire une addiction chez les consommateurs. En conséquence, ceux-ci sont désorientés et se fient de plus en plus à une alimentation vécue comme une religion : on mange sans gluten (mais tant pis pour le sucre, la graisse et la viande), ou végétarien (et les pesticides ?) ou végétalien, ou ovo-lacto-végétalien, etc. Tentatives multiples de trouver une issue à la complexité du rapport à la nourriture, qui doit assurer la survie et la longue vie, maintenir la santé, éviter de prendre du poids (grand souci contemporain) tout en assurant une protection au caractère magique. Dans ce monde domine l’irrationnel. Peut-être parce que le mensonge a été trop loin.
Le seul reproche que l’on puisse adresser à l’OMS, c’est d’avoir défini des catégories selon la certitude du risque cancérogène, sans pondération par la grandeur de ce risque. Ainsi, alors que la consommation de tabac est des dizaines de fois plus risquée que celle de viande, les deux se trouvent dans le même groupe.
Mais l’OMS devait-elle se taire ? A entendre un sociologue de la place, s’adresser à la population, et créer ainsi une anxiété, constituait une erreur. Elle aurait dû s’en tenir à une communication aux autorités politiques seulement. Cette stratégie, quelle naïveté ! Dans notre époque de transparence, cacher une quelconque information scientifique relève de l’impossible. Surtout, avant de plaider pour ce retour à un paternalisme d’un autre âge, regardons un peu comment se comportent les autorités politiques dans les affaires de santé. Rien que la semaine dernière, on apprenait que la Commission européenne savait depuis des années que Volkswagen trichait, mais avait choisi de ne rien dire. Dans la foulée, les gouvernements européens ont décidé, contre les rapports des experts sanitaires, d’autoriser des émissions de NOx des voitures diesel deux fois plus élevées que les normes de 2007.
Face aux intérêts industriels, les Etats abandonnent la santé publique. Reste donc la population. Lui parler franchement est un devoir.