La dénutrition est fréquente (4-10% des personnes âgées vivant à domicile, 15-38% de celles institutionnalisées, et 30-70% des personnes âgées à l’hôpital),1,2 et associée à de nombreux événements adverses (mortalité et morbidité accrues, déclin fonctionnel).3–5 Chez les personnes âgées, l’augmentation de la mortalité associée à une perte de poids est présente quel que soit l’indice de masse corporelle (IMC) de base (donc y compris chez des patients obèses). Par contre, la réduction progressive de l’espérance de vie lorsque l’IMC dépasse 21,9 kg/m2 n’a pas été observée chez les personnes de plus de 75 ans.4 En fait, chez les personnes de plus de 70 ans, l’IMC optimal en termes d’espérance de vie maximale se situerait entre 25 et 27 kg/m2, et serait de 24 kg/m2 pour ce qui est de l’espérance de vie sans incapacité.4
Pour de multiples raisons (banalisation par les patients et les professionnels, manque de temps et de ressources),6 la dénutrition chez les personnes âgées est encore sous-diagnostiquée. Cet article propose une démarche clinique pour reconnaître et prendre en charge les patients âgés vivant à domicile à risque de dénutrition ou dénutris.
Mme D., âgée de 85 ans, est connue pour un diabète, de l’hypertension artérielle et de l’arthrose. Son traitement comprend de la metformine, de l’amlodipine et du paracétamol en réserve. Veuve depuis cinq mois, elle a deux enfants vivant à l’étranger et vit seule à domicile. Elle bénéficie de l’aide du centre médico-social (CMS) pour la douche, la préparation du semainier, et la gestion des finances.
La fréquence élevée de la dénutrition chez les personnes de plus de 75 ans implique de la dépister systématiquement. La première étape reste l’anamnèse (perte pondérale, inappétence, changement de taille des habits) auprès du patient, dans le suivi du dossier, ou via les services de soins à domicile (CMS). Il n’y a pas actuellement de consensus sur la définition de la dénutrition. Le critère diagnostique le plus utilisé est une perte pondérale involontaire d’au moins 5% en un mois ou 10% en six mois. Un IMC < 21 kg/m2 est parfois utilisé comme alternative car associé à une augmentation de la mortalité.7 Toutefois, ce critère manque de sensibilité et n’identifie pas les patients présentant une dénutrition précoce.
Plusieurs outils de dépistage de la dénutrition ont été développés et peuvent également nous aider dans le dépistage. L’un des plus utilisés est le Mini Nutritional Assessment (MNA), ou sa forme courte, le MNA Short-Form (MNA- SF, disponibles sur www.mna-elderly.com).8 Ces outils permettent d’identifier les patients dénutris ou à risque de dénutrition. A noter que la limite de l’IMC utilisée dans cet instrument pour détecter un risque de dénutrition est de 22,9 kg/m2, une valeur plus proche de celle de l’IMC optimal en termes d’espérance de vie (cf. supra).
Mme D. se plaint d’inappétence, mais son poids est stable (71 kg pour 168 cm, IMC 25,1 kg/m2).
Dans le cadre de troubles du sommeil et du décès du conjoint, vous effectuez un test de dépistage de la dépression par mini Geriatric Depression Scale (mini GDS), qui est positif (2/4). Un complément d’anamnèse permet de retenir le diagnostic de dépression et vous introduisez du citalopram.
Lors du suivi à quatre semaines, bien que le moral semble en amélioration, Mme D. a perdu 4 kg, soit 5,6% du poids corporel. Elle n’a toujours pas d’appétit. Vous retenez le diagnostic de dénutrition, malgré son IMC dans la norme (24,4 kg/m2).
Chez les personnes âgées, la dénutrition est le plus souvent d’origine multifactorielle.7,8 Certaines modifications physiologiques liées à l’âge (diminution de l’odorat et du goût, ralentissement de la vidange gastrique, modifications neuroendocrines)3,4 prédisposent les personnes âgées à la perte de poids. Des facteurs supplémentaires s’y ajoutent pour aboutir à une dénutrition (figure 1), facteurs qu’il faut idéalement identifier et prendre en charge avant même l’apparition de la perte pondérale. Ils peuvent être schématiquement groupés en facteurs intrinsèques (maladies et incapacités du patient ayant des répercussions potentielles sur l’état nutritionnel), extrinsèques (effets secondaires de médicaments, régime, etc.) et situationnels (difficultés d’accès à la nourriture). Selon l’anamnèse, il faut diriger l’examen clinique pour investiguer les contributions potentielles de pathologies aiguës ou chroniques (par exemple, cancers, pathologies cardiaques, respiratoires, digestives, bucco-dentaires, neurologiques ou infectieuses). Les troubles cognitifs et dépressifs sont deux causes fréquentes particulièrement importantes à rechercher systématiquement chez les patients âgés (figure 2). De nombreux médicaments (tableau 1) sont susceptibles de provoquer une perte de poids par différents mécanismes :9 nausées, anorexie, constipation, diarrhées, dysgueusie. La polymédication est aussi associée à un risque accru d’inappétence. En présence de prothèses dentaires, il faut en vérifier l’adaptation. Finalement, tous les facteurs situationnels pouvant potentiellement limiter l’accès à l’alimentation (finances, isolement, mobilité limitée) doivent être recherchés.
Plusieurs facteurs de risque intrinsèques de dénutrition sont présents chez Mme D. : diabète, état dépressif. Un test de dépistage fait suspecter des troubles cognitifs, peut-être majorés par l’état dépressif. Du point de vue des facteurs extrinsèques, plusieurs médicaments pourraient influencer sa prise alimentaire : amlodipine (constipation), metformine (diarrhées), et citalopram (anorexie). De plus, ses prothèses dentaires sont inadaptées, conséquence de la perte pondérale. Finalement, comme facteurs situationnels, on retient la présence d’un isolement social avec deuil récent, ainsi que des difficultés à se déplacer.
Les examens de laboratoire et autres investigations sont le plus souvent peu contributifs pour identifier une dénutrition en raison de leur manque de spécificité. Ainsi, une valeur d’albumine inférieure à 35 g/l peut survenir en présence de tout problème aigu ou d’un état inflammatoire (infections, cancer ou intervention chirurgicale), sans qu’une dénutrition soit présente. Pour les mêmes raisons, la préalbumine est peu utile, malgré sa courte demi-vie (environ deux jours) qui la rend plus sensible à la prise alimentaire.10 Un taux abaissé de cholestérol total est quant à lui un facteur de mauvais pronostic chez le sujet âgé. De fait, les examens paracliniques doivent être dirigés en fonction de la suspicion clinique (sang dans les selles, examens radiologiques, etc.).
Le laboratoire de routine de Mme D. (formule sanguine, électrolytes, fonction rénale et hormones thyroïdiennes (TSH)) n’est pas contributif.
Chez cette patiente, un certain nombre d’éléments (perte de poids récente suite à un deuil) font penser que la probabilité est élevée d’avoir affaire à une perte de poids réversible. L’objectif de la prise en charge à discuter avec la patiente devrait être, dans un premier temps, une stabilisation, puis une reprise pondérale. Le principe de base de la prise en charge est de corriger chaque facteur réversible qui contribue potentiellement à la dénutrition (figure 3). Bien souvent, il est difficile de déterminer la contribution précise des différents facteurs, et cette approche offre les meilleures chances d’améliorer la situation nutritionnelle. Parallèlement, se pose la question des apports énergétiques. Les recommandations nutritionnelles chez la personne âgée dénutrie sont un apport de 30 à 35 kcal/kg/jour, dont 1,2 à 1,5 g de protéines/kg/jour, et une hydratation suffisante de 30 ml/kg/jour, à adapter selon le contexte clinique.7 La collaboration avec une diététicienne permet de compléter le bilan nutritionnel et de mieux définir les besoins nutritionnels individuels.
Les mesures nutritionnelles initiales visent à augmenter les apports caloriques par des moyens simples : enrichissement de l’alimentation par de l’huile, des œufs, du beurre, des produits laitiers, selon les préférences. L’augmentation des apports protéiques peut se faire par des collations (viande séchée), voire l’addition de poudre de protéine. Chez certains patients, le fractionnement des repas et les collations peuvent faciliter la reprise pondérale. Dans certaines situations, varier la texture des aliments ou ajouter des exhausteurs de goûts (condiments, épices, jus de citron) permet d’obtenir une meilleure tolérance, et de répondre à la diminution de l’odorat et du goût liée au vieillissement. Finalement, les personnes vivant à domicile et avec une limitation fonctionnelle ou cognitive peuvent bénéficier de nombreuses possibilités : repas du CMS, d’un restaurant ou traiteur, fréquentation d’un Centre d’accueil temporaire (CAT), ou adaptation de l’environnement suffisent parfois à améliorer la prise alimentaire.6,7 L’ajout de physiothérapie pour augmenter l’activité physique peut stimuler l’appétit, et augmenter la prise calorique et la masse musculaire.4,11
Après discussion des interventions possibles avec Mme D., vous proposez une adaptation des prothèses dentaires et la patiente accepte les repas du CMS 3 x/sem. Par contre, elle refuse de fréquenter un CAT pour le moment, arguant que «C’est pour les vieux !».
Un suivi pondéral à 1-3 mois permet de juger si les objectifs sont atteints ou en voie de l’être. Dans le cas contraire, la question se pose de recourir à des suppléments nutritifs oraux (SNO). Le but est d’atteindre un apport calorique supplémentaire de 400 kcal/jour et de 30 g protéines/jour, ce qui représente en général 2 SNO par jour.7 Ils doivent être pris au moins deux heures avant les repas pour éviter d’interférer avec l’appétit. Actuellement, les données concernant leurs bénéfices chez les personnes âgées à domicile sont insuffisantes, mais chez les patients âgés hospitalisés, les SNO permettent une prise de poids modeste et réduisent la mortalité de ceux qui sont cliniquement dénutris.5,12 La compliance aux SNO n’est malheureusement pas optimale, et doit être assurée par un suivi régulier.
En cas d’échec de ces mesures initiales, de troubles de déglutition limitant les apports, ou de dénutrition d’emblée sévère avec apports alimentaires très faibles, une nutrition entérale par sonde doit être discutée. Une discussion détaillée des indications dépasse le cadre de cet article, mais elle doit être plutôt proposée en présence d’une maladie potentiellement réversible. Elle est contre-indiquée lors de démence avancée,13 d’occlusion mécanique intestinale, et à utiliser avec précaution en cas de malabsorption. Il y a des risques de complications non négligeables (pneumonie par broncho-aspiration, infections, diarrhées et syndrome de renutrition inapproprié).
Trois mois après votre prise en charge initiale, Mme D. a stabilisé son poids. Les symptômes dépressifs ont disparu et ses prothèses dentaires sont adaptées. Grâce à l’intervention de la diététicienne du CMS, Mme D. a accepté de prendre des collations et des SNO. Comme elle vous demande s’il y aurait un moyen d’améliorer sa forme, vous discutez avec elle de l’inscrire à un groupe de gymnastique pour aînés.
La dénutrition de la personne âgée est un problème fréquent et l’évaluation nutritionnelle fait partie de l’examen périodique à effectuer systématiquement chez tous les patients dès 75 ans. En présence d’une dénutrition, les interventions multimodales proposées ciblent chaque facteur de risque qui peut y contribuer.
> La dénutrition est fréquente chez les personnes âgées et doit être recherchée de manière systématique après 75 ans
> Une perte pondérale involontaire d’au moins 5% en un mois ou 10% en six mois est le critère diagnostique le plus utilisé
> La prise en charge se base sur la correction de chaque facteur contributif réversible et sur une augmentation des apports caloriques