En médecine comme ailleurs, la technologie crée un nouveau monde, prometteur mais aussi étrange et inquiétant. Un monde qui déjà demande d’abandonner les anciennes références comme on largue les amarres pour un voyage sans retour. Place au large. Nous pouvons décrire les modalités du départ. Mais nous sommes dans une incapacité radicale de savoir vers quoi nous allons. L’ inconnu est notre horizon.
Seule certitude : au début de ce voyage, le pouvoir sur la nature change les repères anthropologiques. Les limites du corps, la manière de décrire la vie, son commencement et sa fin en particulier, tout cela entre dans l’indétermination. Des systèmes sociaux se disjoignent et se fractionnent, de nouvelles formes de liens apparaissent. Prenez la procréation. Pour faire un enfant, toutes les combinaisons sont maintenant possibles. Père et mère n’ont plus de sens simple et univoque.
Observez la médecine : la santé, ce pilier sur lequel elle repose, se dérobe. A cause du perfectionnement des méthodes diagnostiques, c’en est fini de la grande santé. Chez chacun se trouvent désormais des facteurs de risque, des amorces de maladies, des dégradations liées à l’âge. L’ objectif lui-même se transforme : il n’est plus de guérir, de réparer, de retourner à l’état d’avant la pathologie. Mais d’augmenter et d’améliorer. Et le moyen le plus efficace pour faire cela, c’est d’enrichir le corps en l’hybridant avec des altérités. Toutes sortes de mélanges caractérisent donc l’époque : hybridation avec des organes (transplantations), des machines (prothèses, implants, stimulateurs, etc.), des cellules (souches en particulier), des gènes (méthode CRISP-R). Ou encore, avec des molécules (médicaments biologiques) et des bactéries (transplantations de microbiote).
Mais la plus radicale des hybridations est celle qui s’organise entre la biologie et l’information. Toute la médecine se numérise. Le corps humain lui-même devient un système de données. Grâce aux multiples savoirs sur lui, et en particulier à l’imagerie médicale, il se livre non pas nu, mais selon une réalité augmentée. De gigantesques quantités de données s’accumulent sur chacun, faisant apparaître un monde virtuel qui dépasse le réel. La médecine devient de précision, personnalisée, individualisée, de plus en plus prédictive, fractionnant les anciennes maladies en une infinité de sous-types. Apparaissent de nouvelles spécialités médicales, d’autres disparaissent, toutes changent et se mélangent. Les médicaments sont de plus en plus spécifiques, mais aussi plus chers, menaçant la cohésion sociale. Grâce à la haute technologie, les possibles grandissent. Mais ils ne sont plus disponibles pour tous, ils relèvent de décisions et entraînent de nouvelles responsabilités.
Et enfin, il y a l’intelligence artificielle qui progresse, envahit tous les champs de la médecine, analyse les résultats, propose des diagnostics et des traitements. Merveille humaine, elle attire à elle l’intelligence dont elle est issue, dans un curieux mouvement de fascination.
Sur un autre plan, la technologie, c’est à la fois ce qui oblige à repenser l’organisation des soins et aide à le faire. C’est à elle, à la souplesse nouvelle qu’elle permet, que l’on doit une partie de l’évolution vers une médecine en réseaux. Mais en même temps, sans qu’il ne soit possible de dire ce qui va l’emporter, la même technologie pousse le système soignant vers des modalités industrielles, amenant la surveillance, les normes et l’obéissance à des niveaux inédits.
La technologie est aussi l’une des causes du développement de l’individualisme consommateur en médecine. Et pourtant, simultanément, elle rapproche les malades, leur permet de se confier sur les réseaux sociaux, où elle crée de nouvelles solidarités et socialisations.
Devant tout cela, on peut s’inquiéter. Décider de s’opposer. Ou au contraire estimer qu’il s’agit d’un grand mouvement vers une autre humanisation. Mais à la fin, choisir son camp a-t-il même un sens ? Que cela nous ravisse ou nous angoisse, la technique interfère de plus en plus intimement avec notre vie, au point qu’il s’agit du même ensemble. Nous sommes certes à l’origine du mouvement. La technique appartient à l’espèce humaine, résulte de son travail d’humanisation, donc de construction d’elle-même, qu’elle mène depuis qu’elle s’est séparée des autres animaux. Mais cela n’enlève rien à la capacité qu’a cette même technique de transformer son inventeur, d’influencer nos désirs et nos attentes. Plus troublant encore, il y a le fait que, dans le nouveau monde qu’elle fait advenir, la technique manifeste des velléités d’autonomisation. Elle tend à nous échapper. Seule une machine peut désormais créer et surveiller une autre machine.
Plutôt que d’être pour ou contre la technique, nous devons affronter le double défi devant lequel elle nous place : maîtriser les désirs qu’elle permet de réaliser, désirs de perfection, de sélection, d’amélioration. Et en même temps, la maîtriser elle – c’est-à-dire les machines qui créent et nous permettent de réaliser nos désirs, machines sorties de notre intelligence, mais lui faisant désormais face.
Il faut lire les livres américains qui évoquent le futur de la médecine.1 C’est un genre littéraire à part, où les ouvrages aux titres tapageurs sont lancés à rythme soutenu dans la discussion publique. Tout n’y est que «disruptive technology», promesses pour les patients, e-health, amélioration du système, fin des maladies et parfois des médecins, avec une prime pour tout ce qui bouleverse. Mais l’important n’est pas discuté : que faire avec la liberté que donne la technique ? On peut changer les gènes, procréer de mille manières, intensifier des caractéristiques de plus en plus nombreuses. Mais ce qui reste, c’est la finitude.
Pour le moment, une utopie de la rupture permanente s’est installée. Notre époque, note Peter Sloterdijk,2 est celle du choix du mouvement pour le mouvement, du mouvement vers plus de mouvement. L’obsession de l’action, la poursuite accélérée de la destruction créatrice, nous inscrivent dans le «temps de la vie sans fin». Autrement dit, non pas une fin de l’histoire, mais une histoire sans fin. Le progrès technique reconfigurant sans cesse les modalités de la fin.
Il est malgré tout possible que cette folie cinétique soit une étape de l’évolution vers quelque chose d’autre, d’intéressant. Difficile d’être sûr qu’il s’agit d’une tendance négative seulement. Comme l’écrit Sloterdijk : «peut-être sommes-nous trop timides pour penser un saut dans l’évolution».
En attendant cet hypothétique saut, la médecine doit inventer un nouveau chemin. Non pas quelque chose de prédéfini, mais une sorte de dialogue entre son héritage et sa culture – faits de respect de l’autonomie, de justice, de compassion, de prise en compte de la vulnérabilité – et un progrès technique capable d’enrichir les rapports sociaux et d’ouvrir de nouvelles dimensions à nos existences. Qui sait ce qu’il va révéler de nous ? Cette inconnue, voilà sa véritable valeur. C’est la surprise davantage que l’efficacité qui fait de la vie humaine une aventure.