Le don d’organes est aujourd’hui largement soutenu et encadré officiellement par les pouvoirs publics en Suisse. Malgré des financements de dispositifs concernant l’organisation du système de santé et des campagnes de sensibilisation, la pénurie d’organes demeure un problème actuel de santé publique. Outre Swisstransplant, l’Office fédéral de la santé publique, les cantons, les hôpitaux et les professionnels de la santé, les collectifs de patients constituent également des acteurs du don d’organes. Cet article propose de décrire les activités des associations de transplantés en Suisse romande et de discuter leur rôle dans le contexte actuel de mise en œuvre de nouvelles mesures en faveur du don d’organes.
L’importance du rôle joué par les groupes de patients a été largement démontrée par de nombreuses études de sciences sociales. Les travaux portant sur les maladies chroniques, le VIH, le cancer, l’hémophilie, les myopathies ou autres maladies rares, par exemple, ont mis en évidence la diversité des activités et objectifs des associations de patients : entraide et revendication identitaire, récolte de fonds, soutien à la recherche scientifique, ou encore lutte politique.1–7 Le caractère actif et souvent contestataire des mobilisations associatives dans le domaine de la santé a été bien documenté,7 tout en accordant une place marginale à l’analyse des échecs des mobilisations de patients.8 En comparaison à d’autres maladies ou situations de santé, les études consacrées aux groupes de patients en lien avec la transplantation sont rares. Pour combler partiellement cette lacune, nous avons mené une recherche empirique visant à mieux connaître et comprendre la nature de l’engagement des associations de patients transplantés en Suisse romande. Cet article décrit les caractéristiques générales de l’espace associatif du don d’organes et les principales activités réalisées par les associations, et examine les obstacles qu’elles rencontrent dans l’accomplissement de leurs buts.
La méthode de recherche repose sur une démarche qualitative qui cherche à restituer, dans une optique compréhensive, la signification des actions et expériences individuelles dans leur contexte social.9 Des entretiens semi-directifs ont été menés avec 30 membres (présidents, secrétaires ou simples membres) de 15 groupes de patients, soit 10 femmes et 20 hommes, âgés de 32 à 78 ans. A notre connaissance, tous les groupes ou associations de patients en Suisse romande, concernés par le don d’organes, ont été inclus dans l’échantillon. Les entretiens abordaient trois thèmes principaux : les caractéristiques et buts de l’association, la perception du problème du don d’organes en Suisse et les activités concrètement réalisées, incluant les relations entre associations et aux autres acteurs de la transplantation. D’une durée moyenne de 1 h 30 à 2 h, tous les entretiens ont été enregistrés, retranscrits verbatim et anonymisés. Toutes les personnes interviewées ont donné leur consentement explicite. Le corpus d’entretiens, qui a fait l’objet d’une analyse thématique10 à l’aide du logiciel Atlas.ti, a été complété par les documents internes des associations (rapports d’activités, statuts, newsletter, etc.).
En 2013-2014, l’espace associatif du don d’organes en Suisse romande comptait quatre fondations et onze associations, animées principalement par des personnes transplantées, des proches et quelques professionnels de la santé. Les associations présentent une structure de fonctionnement classique (statuts, comité, assemblée générale, etc.), basée avant tout sur l’engagement de membres bénévoles. Elles se caractérisent par la variabilité du nombre de membres, de leur zone d’action (local, régional, national) et de leur degré d’ancienneté (tableau 1). Si toutes les associations et fondations affichent la promotion du don d’organes comme but officiel, neuf d’entre elles mentionnent aussi le soutien psychosocial (tableau 1). Dans la suite du texte, par souci de simplicité, le terme « associations » recouvre les deux types d’organisations de patients (associations et fondations).
Les associations font état d’une grande diversité d’activités qui mobilisent beaucoup de temps et d’énergie de la part des membres actifs. Si certaines associations se positionnent et se recoupent sur plusieurs genres d’activités, d’autres se focalisent sur un seul type d’activités. Schématiquement, cette diversité réfère à trois grandes catégories d’activités.
La première catégorie renvoie à une logique d’entraide et de soutien tant psychosociaux que matériels, fondée sur un travail de proximité à un niveau local. C’est dans cet esprit par exemple que les associations cantonales des insuffisants rénaux organisent des visites dans les centres de dialyse et dans les hôpitaux pour des personnes transplantées ou candidates à une greffe. Les sites internet et les bulletins internes visent à fournir des informations utiles aux membres, relatives à des questions médicales ou d’assurance notamment. Dans le registre de l’aide matérielle, PromOrgane met des appartements à disposition des personnes transplantées et de leurs proches. Le transport de patients au centre de dialyse est assuré par plusieurs associations comme la Fondation AGIR et l’AJMIR. Les nombreuses activités de loisirs et récréatives (sorties en groupe, repas collectifs…) répondent également à un besoin psychosocial en offrant notamment aux patients transplantés des espaces de convivialité, de soutien social et de partage d’expériences autour de la greffe et du don.
La deuxième catégorie d’activités est orientée vers la sphère publique, tout en ayant une portée sociale et un impact politique limités. Dans ce cadre, la plupart des associations tiennent régulièrement des stands d’informations lors des journées nationales du don d’organes, et plus ponctuellement dans des grands magasins ou lors de marchés par exemple. La mise sur pied d’événements sportifs constitue une activité importante de plusieurs associations, à l’instar du Maradon (Fondation ProTransplant), de la Transplant Cup (Fondation AGIR), des World Winter Transplant Games, ou encore des camps de ski pour enfants transplantés (Tackers). Ces activités, souvent relatées par les médias locaux, ont pour objectif de mieux faire connaître la problématique du don d’organes au public et de collecter des fonds. Les propos suivants illustrent le type de messages véhiculés : On a eu presque 500 personnes qui sont venues à ce premier Maradon où on a mis en avant les transplantés pour montrer que ces gens grâce à un don, ils vivent comme vous et moi (…) le but de tout ça, c’est pour sensibiliser le public à la réflexion (ProTransplant). La plupart des associations organisent également, avec le soutien du corps médical, des conférences pour le grand public et au sein des écoles, là encore afin de rendre davantage visibles les enjeux sociétaux liés au don et à la pénurie d’organes. Enfin, l’Association Suisse des Transplantés (AST) et sa section Sport organisent chaque année un symposium visant un large public (médecins, patients, proches et public) autour de thèmes particuliers de la transplantation.
Si la mise sur pied d’événements publics revêt en partie une dimension politique au sens large, dans la mesure où il s’agit d’essayer de faire entendre sa voix dans l’espace public, les activités politiques et revendicatives étaient assumées, de manière dominante, par la Fondation Passez le Relais, qui visait explicitement à militer pour le don d’organes en cherchant à actionner le levier du pouvoir. Passez le Relais a notamment mené un travail de lobbying politique pendant plusieurs années auprès des décideurs et des autorités en faveur de la création d’un registre informatique national de donneurs. Faute d’avoir atteint tous ses objectifs, la Fondation a mis un terme à son action après une dizaine d’années d’existence. De manière ponctuelle, la Fondation AGIR s’est aussi positionnée au niveau politique en soutenant sur son site internet une pétition en faveur de la révision de la Loi sur la transplantation et le passage au consentement présumé. Ces exceptions montrent cependant que dans l’ensemble les associations s’impliquent relativement peu dans des actions à visée politique (initiatives, protestations publiques…).
Nombre de responsables associatifs dressent un bilan plutôt mitigé de leurs actions et regrettent de ne pas pouvoir être plus actifs ou avoir plus d’impact, notamment sur le plan de la visibilité publique et de la promotion du don d’organes dans la société. Les causes évoquées tiennent principalement au manque de moyens financiers (les associations bénéficient de peu de subventions publiques) et humains (disponibilité variable des membres, petit noyau de personnes actives, état de santé fluctuant, faible renouvellement des membres), mais aussi à une expérience limitée du militantisme et à un degré de coopération très variable entre les associations. Ces facteurs, bien connus de l’analyse des contraintes des mobilisations collectives,11 diminuent en grande partie la capacité des associations à s’engager davantage pour les transplantés, à se mobiliser ensemble et à se constituer comme un acteur de poids dans les discussions publiques sur le don d’organes. La dimension d’entraide locale des activités associatives, ainsi que le caractère fortement hétérogène des associations, qui restreignent les opportunités d’alliances fortes, sont d’autres freins possibles à leur engagement politique. Enfin, la spécificité du don d’organes comme problème de santé qui touche à des enjeux sensibles aux niveaux moral, psychologique et sociétal,12,13 peut également modérer la volonté de s’engager dans une promotion du don d’organes fondée sur des actions contestataires et des revendications politiques.
Si les associations de patients cherchent à sensibiliser la population et améliorer la situation du don d’organes en Suisse, la pleine réalisation de leurs objectifs se heurte à toute une série de contraintes et difficultés. En particulier, l’action proprement politique ne semble pas être un objectif prioritaire pour la majorité des associations, ou ne leur apparaît guère réaliste au regard des ressources dont elles disposent. A cet égard, la mobilisation collective des patients transplantés contraste avec l’activisme dont ont fait preuve par exemple les malades du sida qui ont représenté « une réelle force sociale de changement ».14 La constitution d’une cause commune, défendue par les associations romandes dans le domaine du don d’organes, semble refléter une configuration bien différente, caractérisée par la « valorisation de l’entraide et un rapport distancié au politique ».15
Globalement, les associations parviennent difficilement à peser dans les débats politiques alors que se mettent en place de nouvelles impulsions institutionnelles destinées à mieux soutenir la médecine de transplantation et le don d’organes. Le Conseil fédéral, via l’OFSP, a en effet lancé récemment un plan d’action national « Plus d’organes pour des transplantations ». Parmi ses champs d’action, l’information de la population entend favoriser la diffusion de la carte de donneur et la communication sur le don d’organes parmi les proches. A l’heure de la démocratie sanitaire qui vise à encourager la participation des patients dans l’organisation du système de santé, les associations de transplantés seraient légitimes à être partie prenante de la mise en œuvre d’une telle politique de l’information de la population. Un espace associatif fort et unitaire, idéalement travaillant dans la même direction que Swisstransplant, serait plus à même de faire entendre son point de vue et faire valoir ses expériences concrètes en matière d’échanges avec le public.
Remerciements : Nous remercions vivement les membres des associations et fondations pour la confiance et le temps accordés lors des entretiens, le Dr P.D. Franz Immer, directeur de Swisstransplant pour sa collaboration, et le Fonds national suisse de la recherche scientifique qui soutient financièrement la recherche dont est issu cet article. Le projet de recherche est intitulé « La constitution du don d’organes comme problème public en Suisse : approches historique et sociologique » (projet n° 137608), et il est conduit par les Prs Raphaël Hammer (requérant principal, HESAV), Vincent Barras (corequérant, IUHMSP) et Manuel Pascual (corequérant, CHUV, Centre de transplantation d’organes), et par Alexia Cochand et François Kaech (collaborateurs scientifiques).
Conflit d’intérêts : Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Les associations participent au soutien social et matériel de patients transplantés et en attente de transplantation
▪ Une meilleure visibilité des associations et de leurs activités publiques peut contribuer au débat social sur le don d’organes
▪ Un engagement proactif et commun des associations de patients devrait leur permettre de jouer un rôle dans le plan d’action national en faveur du don d’organes, d’entente avec Swisstransplant