Les personnes vivant dans une situation de précarité, c’est-à-dire en l’absence des sécurités essentielles leur permettant d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de pouvoir jouir de leurs droits fondamentaux,1–3 sont susceptibles de développer un large éventail de problèmes médicaux. Pour plusieurs auteurs,4–6 les affections dermatologiques représentent le problème de santé le plus fréquent chez les personnes défavorisées, en particulier celles sans domicile fixe.6 Elles reflètent les conditions de vie difficiles (hygiène défectueuse, promiscuité, traumatismes d’origines diverses, carences nutritionnelles, violences) associées à des facteurs de risque récurrents : dépendances à l’alcool et à d’autres substances, affections psychiatriques.5
Nous présentons ci-après quatre tableaux cliniques de problèmes cutanés parmi les plus fréquemment rencontrés dans notre pratique quotidienne de médecine interne générale auprès de populations précaires et défavorisées.
Pour chacune de ces situations issues de notre pratique, une fiche clinique rappellera l’étiologie, la sémiologie, la clinique et la prise en charge diagnostique et thérapeutique par les médecins de premier recours de l’affection considérée. S’il y avait un doute dans la prise en charge, ces patients devraient être référés à un spécialiste.
M. A., patient de 22 ans, consulte en raison de l’apparition il y a deux mois d’un prurit intense aux niveaux des mains, de la face antérieure des poignets et du cuir chevelu.
Il est originaire du Moyen-Orient, en Suisse depuis quatre ans, et vit dans un centre pour requérants d’asile. Dans son entourage, il n’y a pas de notion de symptômes similaires. M. A. nous précise qu’il a fait usage des draps attribués au précédent résident. Il nous montre la présence de lésions croûteuses au niveau des sillons interdigitaux des mains (figures 1A et B) ainsi qu’au niveau de la face antérieure des poignets (figure 2) qui nous fait évoquer le diagnostic de gale.
Etiologie : parasitose contagieuse de la peau par un acarien, Sarcoptes scabiei, variété hominis,7 se transmettant par des contacts humains directs, intimes et prolongés (par exemple, cadre familial, couple), de ce fait elle est à considérer également comme une infection sexuellement transmissible (IST).7 La transmission indirecte par les vêtements ou la literie est plus rare sauf dans la forme hyperkératosique généralisée, une forme très contagieuse due à une prolifération massive d’acariens.8
Epidémiologie : chaque année quelque 300 millions de personnes seraient touchées dans le monde.7
Tableau clinique : forme commune de la gale (atteinte classique), période d’incubation : trois semaines (en cas de réinfestation : 1-3 jours).7 Un prurit diffus surtout pendant les heures nocturnes,7 épargnant le visage et le cou, avec des lésions cutanées est présent ; des sillons sinueux et / ou papules excoriées dues au grattage au niveau des espaces interdigitaux, à la face antérieure des mains et poignets, des coudes, de la paroi abdominale, au pourtour de l’ombilic, de la région fessière et à la face interne des cuisses se retrouvent à l’examen clinique. De plus, chez l’homme, la verge et le scrotum, et chez la femme, les mamelons sont fréquemment atteints.
Autres formes de gale : hyperkératosique disséminée dite « norvégienne », cette dernière se retrouve surtout chez les patients immunodéprimés ou les sujets âgés en collectivité. Une autre forme est la « gale des gens propres » qui se caractérise par une clinique discrète masquée par une hygiène minutieuse.
Formes compliquées / évolution : surinfection et impétiginisation, prurit ou eczéma postscabieux secondaire à la gale et son traitement.
Bilan paraclinique : non indiqué.
Traitement :9 ivermectine 200 µg / kg en une seule prise, à répéter à J10. Contre-indiqué chez les enfants de < 15 kg, les femmes enceintes et les femmes allaitantes.
Pour ces personnes, le traitement de choix est une application de perméthrine pommade 5 % sur le corps entier qu’il faut rincer 8 heures après, à répéter à J10.
L’ivermectine et la perméthrine ne sont pas remboursées par l’assurance-maladie ; par contre elles sont prises en charge par le réseau des requérants d’asile du canton de Vaud. Aucun médicament contenant ces principes n’est commercialisé en Suisse.
Il est indispensable de traiter l’entourage et les effets personnels par un lavage à 60°C des vêtements et de la literie ou par un spray acaricide ; en cas d’impossibilité, il est aussi possible de mettre les habits dans un sac en plastique fermé durant cinq jours à température ambiante.
Homme de 47 ans, d’origine suisse en bonne santé habituelle qui habite depuis un an dans une vieille ferme dans la campagne vaudoise. Il vit dans un contexte social défavorisé et des conditions d’hygiène précaires. Depuis environ une semaine, il présente un prurit intense sur le tronc. Il a remarqué la présence d’une petite « bête » sur son torse qu’il nous apporte lors de sa consultation. Il vit avec son chien qui ne se gratte pas. A l’examen clinique, on note la présence de quelques lésions de grattage aux niveaux des jambes et du torse. Le cuir chevelu et les poils pubiens sont sans particularité. Il s’agit d’un petit animal à six pattes appelé pou du corps (figure 3).
Etiologie : trois espèces de poux parasitent l’homme : le pou de tête (Pediculus capitis), le pou du pubis (Pediculus pubis ou « morpion ») responsable de la phtiriase humaine transmise sexuellement, et le pou du corps (Pediculus humanus corporis), agent de la pédiculose humaine corporelle.10–15 A la différence des deux premiers, le pou du corps peut être vecteur de maladies infectieuses : typhus, fièvre des tranchées et fièvre récurrente, connues au sein des populations défavorisées lors des guerres mais aussi chez les sans domicile fixe et les requérants d’asile dans les pays industrialisés.10,13 Il s’agit d’un parasite hématophage strictement humain.10 Il réside et se multiplie au niveau des vêtements. Les œufs éclosent sept à dix jours après la ponte. Dès l’éclosion, le pou quitte les vêtements et se rend sur la peau de l’hôte pour se nourrir. Il retourne ensuite dans les vêtements jusqu’au prochain repas sanguin. Il défèque sur la peau de son hôte, et les fèces contiennent les bactéries potentiellement pathogènes pour l’homme.
Epidémiologie : on retrouve comme facteurs favorisant la transmission un bas niveau socio-économique, une promiscuité (par exemple, au sein des centres d’hébergement pour requérants d’asile) et des conditions d’hygiène précaires.
Tableau clinique : cette infection se présente habituellement avec un prurit surtout localisé aux régions couvertes et peut s’accompagner de lésions de grattage potentiellement surinfectées. Une hyperpigmentation cutanée généralisée (mélanodermie des vagabonds) peut se voir chez les sujets infestés de façon chronique.10,14 Le diagnostic de pédiculose peut être évoqué après la découverte de poux ou d’œufs sur les vêtements. La fièvre des tranchées, due à Bartonella quintana, peut se manifester par de la fièvre, des myalgies, des céphalées, un rash maculopapulaire et des douleurs au tibia. B. quintana peut également provoquer des endocardites.7 Selon des études, entre 15 et 30 % des sans domicile fixe ont une sérologie positive à B. quintana.7
Bilan paraclinique : pas de bilan paraclinique nécessaire sauf pour B. quintana : les hémocultures ont un délai de réponse trop long (1 à 2 mois), la sérologie par PCR permet d’obtenir le résultat plus rapidement.15
Traitement : un nettoyage complet du corps avec un savon dermatologique est considéré comme suffisant, s’il est accompagné d’un lavage des habits et de la literie à > 60°C ou de leur élimination. Une surinfection doit être cherchée et traitée. Des lésions eczématiformes dans ce contexte bénéficient d’un traitement topique par corticostéroïdes de classe II-III à court terme.
Patient de 30 ans d’origine portugaise, en Suisse depuis deux ans, sans domicile fixe. Il consulte le service des urgences ambulatoires suite à l’apparition de deux lésions interdigitales entre le gros orteil et le deuxième orteil et entre le deuxième et troisième orteil des deux pieds, et ce depuis deux mois (figure 4). Le patient porte des chaussures très serrées et qui sont en mauvais état. Il n’y a pas de symptômes systémiques.
A l’examen clinique, on retrouve un intertrigo interdigital suintant et une macération cutanée. Il s’agit d’une mycose interdigitale avec pour diagnostic différentiel une infection à germe gram négatif (souvent pied malodorant dans le cadre de sudations importantes).
Etiologie : les mycoses interdigitales des pieds sont des atteintes fréquentes chez les personnes sans domicile fixe.16
Facteurs favorisants : traumatismes légers et répétés des pieds et des orteils, chaussures inadaptées (toujours les mêmes chaussures jour et nuit, trop serrées, présence de trous), la station debout prolongée ou assise, le manque d’hygiène, le froid et la macération due à l’importante transpiration des pieds (syndrome du pied mouillé) sont à l’origine des lésions primaires. Bien que souvent asymptomatiques, les lésions cutanées engendrées sont une porte d’entrée pour d’autres pathogènes, notamment bactériens (par exemple, dermo-hypodermite).
Epidémiologie : les atteintes mycotiques des pieds représentent jusqu’à 20 % des demandes de prise en charge chez les personnes sans domicile fixe.17
Tableau clinique : espaces interdigitaux avec desquamations, macération, rhagades et fissures.
Bilan paraclinique : Il faut effectuer un frottis mycologique avec culture afin de vérifier le diagnostic et identifier le germe. Il faut réaliser également un frottis bactérien en cas de suspicion de surinfections fréquentes (Staphylococcus aureus, Corynebacterium keratoliticum, Pseudomonas aeruginosa, etc.) (tableau 1).
Traitement :18 localement, sous forme de crème antifongique deux fois par jour durant deux à quatre semaines pour assurer une bonne efficacité : éconazole (Pevaryl), bonne efficacité, il peut être employé durant la grossesse ; la terbinafine est également un traitement recommandé. Ces médicaments sont pris en charge par l’assurance de base. En plus, les mesures non pharmacologiques d’hygiène sont importantes : laver les pieds fréquemment, bien sécher l’espace interdigital, échanger et laver les chaussures régulièrement.
Patient de 43 ans d’origine espagnole, en Suisse depuis de nombreuses années, il consulte pour un prurit depuis trois mois aux niveaux cervical, dorsal, pectoral et scrotal. Il remarque la présence de plusieurs piqûres au niveau des sites de grattages. Ses enfants et son ex-femme venus du Pays ont récemment séjourné dans son appartement et ils présentent les mêmes symptômes et piqûres. Il habite seul dans un vieil appartement ancien et a découvert de nombreux « insectes » sortant des fissures dans les murs de la chambre où il dort, ainsi que des petites taches noires sur son matelas. Lors de la consultation, il nous amène des photos prises dans son appartement (figure 5). La figure 6 montre la piqûre de ces insectes au niveau de son cou. Ces animaux, selon lui, sont actifs pendant la nuit. Le prurit nocturne est une source de grande anxiété pour le patient. Il s’agit de piqûres de punaises de lit.
Etiologie : arthropodes hématophages, les espèces d’intérêt médical sont le Cimex lectularius et le Cimex hemipterus. Ils ne sont pas considérés comme des vecteurs d’autres agents infectieux ; leur seul effet sur la santé est limité aux réactions dermatologiques suite à la piqûre.19,20
Les punaises de lit se cachent pendant la journée au sein des fissures dans les murs, les meubles ou les lits (cadres en bois et matelas) ; elles en sortent la nuit pour se nourrir.
Epidémiologie : parasites cosmopolites avec capacité de se propager sur des longues distances (dispersions active et passive : transportés par vêtements, bagages), retrouvés de manière ubiquitaire. L’espèce Cimex lectularius est diffusément présente dans tous les pays à climat tempéré, particulièrement dans les régions urbaines à haute densité de population.21
Tableau clinique : prurit avec signes de piqûres sur les parties découvertes. Les lésions cutanées conséquentes aux piqûres sont polymorphes : macules, papules, papulo-vésicules, bulles et nodules22,23 et disposées de façon linéaire.
Bilan paraclinique : non indiqué.
Traitement : en cas de prurit important, l’application d’un dermocorticoïde puissant (classe III ou IV) est conseillée pendant quelques jours, le temps de soulager les symptômes.24 L’éradication des punaises est indispensable avec lavage à > 60°C et une désinfestation par des professionnels est toujours nécessaire.24
Les personnes vivant dans une situation de précarité sont susceptibles de développer plusieurs atteintes dermatologiques ; les plus fréquentes étant la gale, la pédiculose corporelle, les mycoses des pieds avec surinfection bactérienne et les atteintes par des punaises de lit. Ces atteintes reflètent une hygiène souvent insuffisante, une tendance à la promiscuité, des traumatismes d’origines diverses, des carences nutritionnelles, des violences associées à des facteurs de risque tels que des dépendances à l’alcool et à d’autres substances et / ou des affections psychiatriques.
Connaître le tableau clinique, l’éventuel bilan paraclinique et les traitements adaptés devraient permettre aux médecins de premier recours de prévenir des complications individuelles et leur dissémination communautaire. En cas de doute et lors de persistance des problèmes cutanés, les patients doivent être référés à un spécialiste.
Remerciements : Au Dr Curdin Conrad, médecin-adjoint, au Département de dermatologie du CHUV et au Professeur Jacques Cornuz, médecin-chef de la PMU, pour leur lecture attentive de cet article et leurs commentaires avisés.
Conflit d’intérêts : Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.