Vanessa* est une jeune femme de 31 ans, en bonne santé habituelle, qui vit en couple sans enfant et travaille à 100 % comme infirmière en anesthésie. En automne 2013, elle présente plusieurs épisodes grippaux accompagnés d’une fatigue inhabituelle, modérée mais persistante. Le bilan réalisé à ce moment-là montre d’anciennes infections à cytomégalovirus (CMV) et EBV (virus d’Epstein-Barr). En janvier 2014, elle contracte une gastroentérite à la fin d’un voyage en Martinique, qui s’améliore initialement sous ciprofloxacine. Durant les quatre semaines qui suivent, elle présente plusieurs rechutes avec fièvre, céphalées, diarrhées et baisse importante de l’état général, qui motivent d’abord un traitement de co-amoxiciline (pour une suspicion de sinusite), puis une hospitalisation de vingt jours. Durant ce séjour, le transit s’améliore, mais il persiste un épuisement physique et une hypotension orthostatique. Un bilan paraclinique extensif permet d’écarter une origine infectieuse, une maladie inflammatoire de l’intestin, une insuffisance surrénalienne, et une hypothyroïdie.
Par la suite persiste un état de fatigue sévère, accompagnée de céphalées tensionnelles très intenses, de douleurs diffuses, ainsi que de troubles digestifs évoquant un syndrome de l’intestin irritable. La patiente se plaint également de difficultés à se concentrer et à focaliser sa vision, le simple fait de garder les yeux ouverts lui demandant un gros effort. Elle signale aussi des vertiges d’allure orthostatique, des troubles du sommeil importants, des bouffées de chaleur, et une sensation d’extrémités froides.
Une prise en charge psychothérapeutique est mise en place, ainsi qu’un programme d’activité physique, soutenue initialement par un physiothérapeute (par la suite la patiente poursuit seule son programme de reconditionnement). La psychiatre conclut à l’absence de dépression, et introduit un traitement d’art-thérapie, ainsi que de la mélatonine et du Trittico pour les troubles du sommeil.
Après un arrêt de travail de trois mois, Vanessa* tente une reprise professionnelle à mi-temps, qui entraîne très rapidement une recrudescence de tous ses symptômes, l’obligeant à interrompre son activité professionnelle. Après encore huit mois d’arrêt de travail, marqués par une alternance de périodes d’amélioration partielle et de rechutes, elle tente à nouveau une reprise professionnelle thérapeutique à 20 %, avec le soutien d’un réseau multidisciplinaire (médecin traitant, médecin du personnel, ressources humaines de l’institution). Cette tentative se solde par une rechute importante, l’obligeant une nouvelle fois à interrompre son activité. Elle décide alors de renoncer à sa fonction d’infirmière, et cherche une reconversion professionnelle dans une activité moins exigeante. Son état de santé s’améliore progressivement avec un espacement des rechutes, qui surviennent de façon cyclique au moment des règles et de l’ovulation, durant un à deux jours. Pour maintenir cette amélioration, elle doit toutefois s’astreindre à un rythme de vie très régulier (coucher à heures fixes, activité physique quotidienne) et limiter considérablement ses activités et sa vie sociale. Six mois plus tard, elle réussit à trouver un poste d’instructrice de fitness, où elle arrive à maintenir une activité professionnelle à 70 %.
Les patients souffrant d’un syndrome de fatigue chronique (SFC) se plaignent principalement d’un état de fatigue inhabituelle, prolongée, et qui n’est pas soulagée par le sommeil (d’où la notion de « sommeil non réparateur »). Cet état de fatigue est associé à d’autres symptômes d’allure neurologique, principalement neurocognitifs et neurovégétatifs : on note généralement des difficultés de concentration, des troubles de l’attention et de la mémoire à court terme ; sur le plan neurovégétatif, les patients présentent très souvent un orthostatisme avec intolérance à la position debout, parfois des troubles du transit et / ou urinaires. D’importants troubles du sommeil sont quasiment toujours présents. Les patients signalent également très souvent des douleurs, mal systématisées, compatibles avec les critères d’une fibromyalgie, ainsi que des céphalées d’allure tensionnelle. Globalement, les patients ressentent leur état comme une sorte d’état grippal qui se prolonge. Sont également signalés des symptômes évoquant plus une pathologie infectieuse, tels que des maux de gorge, des ganglions qui gonflent, et une sensation de perte de la régulation thermique avec des sensations de « chaud / froid ». L’ensemble du tableau (fatigue et symptômes associés) est aggravé par les efforts, de sorte que toute activité, que ce soit physique ou intellectuelle, est susceptible d’induire une rechute de la symptomatologie, constituant le « malaise posteffort » (postexertionnal malaise) caractéristique de cette pathologie. Le SFC peut s’installer progressivement ou brutalement, généralement suite à un stress, souvent infectieux (notamment la mononucléose), mais parfois aussi un stress psychologique, ou encore l’intrication d’un stress physique et d’un stress psychologique.
Malgré une intensification de la recherche dans ce domaine ces dernières années, il n’existe pas de marqueur biologique permettant d’affirmer le diagnostic de SFC, qui repose ainsi uniquement sur des critères cliniques.1 Le terme de syndrome de fatigue chronique existe dans la littérature médicale depuis la fin des années 80, la première définition ayant été donnée par Holmes en 1988 suite à une épidémie de fatigue chronique survenue dans un village du Nevada, attribuée (à tort) à une mononucléose chronique. Ce tableau clinique existe probablement depuis fort longtemps, et pourrait tout à fait correspondre à la définition de la neurasthénie décrite par Beard au XIXe siècle.2 Depuis les années 80, le SFC a donné lieu à de multiples définitions différentes (une vingtaine en 2014 selon Brurberg),3 dont la plus utilisée en recherche est celle de Fukuda, établie en 1994 sous les auspices des Centers for Disease Control and Prevention (Fukuda CDC-1994, tableau 1).4 Le système de critères le plus exhaustif, fruit d’un travail récent de consensus international, retient le nom d’« encéphalomyélite myalgique » (terme utilisé en Grande-Bretagne depuis les années 1950 pour décrire ce tableau clinique) avec des critères d’inclusion plus restrictifs (tableau 2).5 En 2015, un panel d’experts américains a réalisé, sous l’égide de l’Institute of Medicine (IOM), un travail de synthèse considérable, passant en revue plus de 9000 articles. Sur cette base, ils ont proposé un système de critères cliniques simplifiés ainsi qu’un nouveau nom pour ce syndrome : l’intolérance systémique à l’effort (Systemic Exertion Intolerance Disease) (tableau 3).1,6
Le diagnostic de SFC repose donc sur des critères cliniques, mais aussi sur l’exclusion d’autres causes de fatigue. Il n’existe pas de bilan d’exclusion standard validé dans la littérature. Le bilan paraclinique que nous utilisons à la Policlinique médicale universitaire de Lausanne est mentionné dans le tableau 4.
Du fait des différentes définitions utilisées, la prévalence du SFC est difficile à définir avec précision. Dans leur travail de synthèse, les experts américains de l’IOM ont évalué que cette pathologie touchait 836 000 à 2,5 millions de leurs compatriotes, ce qui correspond à l’ordre de grandeur de nombreuses publications internationales récentes.1,3,7 Pour la population suisse, cela représenterait environ 21 000 à 63 000 patients. A titre de comparaison, ces chiffres sont du même ordre de grandeur que ceux de l’infection VIH en Suisse.
Le SFC n’affecte probablement pas le pronostic vital, mais est très invalidant. La majorité des patients est en incapacité de travail partielle ou totale.8 Seule une minorité des patients (de l’ordre de 10-20 %) retrouve à terme son niveau d’activité prémorbide.9,10 Néanmoins, ce diagnostic ne donne généralement pas droit, en Suisse, à des prestations par l’assurance invalidité. La plupart des patients cherchent donc avec insistance une explication somatique mieux définie et mieux reconnue à leurs symptômes, multipliant les investigations et les consultations spécialisées.
Une recherche en expansion ces dernières années s’intéresse aux mécanismes qui sous-tendent le SFC, et aux convergences physiopathologiques qui existent entre ce syndrome et d’autres maladies apparentées (fibromyalgie, dépression mélancolique, troubles somatoformes).11–14 Bien que la qualité des études soit insuffisante pour tirer des conclusions définitives, de nombreux éléments pointent vers une dysfonction immunitaire, entraînant un stress oxydatif, responsable d’une dysfonction mitochondriale. Celle-ci, génératrice elle-même de radicaux libres, pourrait représenter un facteur d’auto-entretien du stress oxydatif, créant un cercle vicieux. Certains experts postulent une activation immunitaire pathologique, qui finit par s’épuiser.15 Ont été mises en évidence également une dysrégulation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, avec une production émoussée de cortisol en réponse au stress (même si la réponse au Synacthène est préservée, indiquant ainsi une dysrégulation plus « centrale » que « périphérique »),1,16 ainsi qu’une dysrégulation végétative, mesurée principalement par une intolérance à l’orthostatisme (adaptation pathologique de la tension artérielle et de la fréquence cardiaque à la position debout).1,17
Plusieurs des symptômes cardinaux du SFC (fatigue, douleurs, troubles du sommeil, difficultés de concentration) font également partie des critères diagnostiques de la fibromyalgie et de la dépression (tableaux 5, 6 et 7). Selon le spécialiste qu’il consulte, un patient pourra donc recevoir un diagnostic de SFC, de fibromyalgie, ou de trouble psychiatrique (dépression et / ou trouble somatoforme). Il pourra aussi, probablement, recevoir l’information que « c’est dans la tête » ou que « les tests ne montrent rien d’anormal ».1
Certains chercheurs18,19 évoquent l’hypothèse que les symptômes communs au SFC, à la fibromyalgie, à la dépression et aux troubles somatoformes pourraient partager une voie physiopathologique commune, par le biais de cytokines inflammatoires (notamment le TNF et l’interleukine-1) et de l’activation différentielle de certaines voies de dégradation du tryptophane. En effet, dans les modèles animaux et dans certaines études humaines, ces voies métaboliques déclenchent les symptômes communs à ces troubles : léthargie, douleurs, troubles cognitifs et végétatifs.
Il existe néanmoins des différences biologiques et épidémiologiques entre ces différentes maladies, qui font penser qu’elles ne partagent qu’une partie de leur physiopathologie.20 En effet, on note par exemple que la réponse du cortisol à un stress est émoussée dans les SFC, alors que le niveau de cortisol est plutôt élevé dans la fibromyalgie et dans la dépression. Par ailleurs, la prévalence de la fibromyalgie augmente régulièrement jusqu’à un pic entre 55 et 64 ans, alors que la prévalence du SFC montre deux pics, l’un à l’adolescence et l’autre vers 40 ans, avant de décroître progressivement.21
Dans leur travail de synthèse, les experts de l’IOM américain prennent position et affirment que « le SFC a une base biologique et n’est pas, comme beaucoup de cliniciens le pensent, un problème psychologique ».6
Du fait de la disparité des critères de définition clinique du SFC, il y a peu d’évidences scientifiques solides qui puissent clairement appuyer un type de prise en charge. Il n’existe pas de médicament ayant une efficacité démontrée dans le SFC. De nombreuses petites études pilotes s’intéressent à des prises en charge diététiques (régimes d’éviction, probiotiques, supplémentation de vitamines et d’antioxydants) et à diverses médecines complémentaires, mais les résultats sont non concluants. La corticothérapie n’a pas d’efficacité démontrée.22
La plus solide des études thérapeutiques du SFC est l’étude PACE,23 qui démontre la supériorité, par rapport à une prise en charge standard, d’un reconditionnement à l’effort très progressif (Graded Exercice Therapy : GET) ou d’une thérapie cognitivo-comportementale axée sur la kinésiophobie (phobie de l’effort). L’efficacité de la GET et des thérapies comportementales sur la qualité de vie des patients souffrant de SFC se retrouve avec constance dans d’autres études plus petites, mais l’amélioration qu’elles permettent reste modérée.22,24,25
En l’absence de traitement efficace, l’accompagnement empathique par le médecin de premier recours reste fondamental. Le soutien et les conseils viseront principalement à prévenir les complications du SFC, à savoir :
la multiplication des investigations à la recherche d’une maladie plus « présentable » sur le plan socioprofessionnel que le SFC ;
le découragement, voire la dépression réactionnelle ;
le déconditionnement physique dû à l’inactivité, par peur des rechutes ;
les décalages de phases de sommeil
Dans notre expérience, les éléments suivants sont importants (tableau 8 « les phrases utiles ») :
l’affirmation du diagnostic représente un moment-clé dans la prise en charge. Il permet en effet au patient de se sentir entendu, compris et reconnu dans ses souffrances (alors que souvent il avait eu jusque-là l’impression qu’on « le prenait pour un fou »). Cela lui permet également de renoncer à la poursuite effrénée des investigations pour s’investir dans un plan de prise en charge pragmatique. Dans la fibromyalgie, qui partage beaucoup de caractéristiques avec le SFC, il a été démontré que l’établissement du diagnostic améliore la qualité de vie et diminue l’utilisation du système de santé.26
Pour éviter le déconditionnement, un reconditionnement à l’effort très progressif (GET) est préconisé, selon le protocole de l’étude PACE. Le coaching par un(e) physiothérapeute est très utile, pour autant que ce professionnel soit familier avec ce type de pathologie. En effet, un reconditionnement à l’effort trop rapide est le gage d’une rechute assurée.
Les troubles du sommeil sont quasiment toujours présents dans le SFC. Pour éviter les décalages de phase, très handicapants socialement, nous recommandons aux patients de se lever le matin toujours à la même heure, quelle que soit l’heure de l’endormissement, et déconseillons les siestes en journée.27,28 Différents médicaments avec effet sur le sommeil (trazodone, mirtazapine, mélatonine, voire éventuellement somnifères en réserve pour les très mauvaises nuits) peuvent être essayés successivement.
Le SFC est une pathologie invalidante, moins rare qu’on ne le pense, avec une prévalence estimée à 0,3-0,9 %. Les patients qui en sont atteints ont besoin d’être entendus et reconnus dans leur souffrance. Même si de nombreuses zones d’ombre persistent, l’affirmation du diagnostic permet aux patients d’interrompre la multiplication des investigations spécialisées à la recherche d’une cause pour s’engager dans une prise en charge structurée, dont le bénéfice a été démontré par l’étude PACE.
Conflit d’intérêts : Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Le syndrome de fatigue chronique (SFC) doit être évoqué en cas de fatigue invalidante persistant plusieurs mois, en particulier si elle est associée à des douleurs, des troubles du sommeil et des troubles neurocognitifs et neurovégétatifs
▪ Après un bilan d’exclusion raisonnablement exhaustif, il est important d’oser affirmer ce diagnostic afin de limiter la multiplication des investigations spécialisées
▪ Il n’existe pas de médication spécifique pour le traitement du SFC. Pour l’heure, l’essentiel de la prise en charge consiste à accompagner le patient dans un reconditionnement à l’effort progressif ainsi que dans d’éventuelles démarches de reconversion professionnelle, tout en maintenant un soutien empathique pour prévenir le découragement