« CRISPR » (clustered, regularly interspersed palindromic repeats) – et, mieux encore, « CRISPR-Cas9 » : il est des acronymes plus faciles à prononcer. Dans les deux cas ce sont des formules à retenir : tout indique qu’il s’agit là d’une technique d’avenir – une technique génétique dont la puissance laisse espérer le meilleur comme le pire. On a beaucoup parlé, il y a quelques mois, d’une tentative lourde de menaces éthiques : cette méthode révolutionnaire de modification de l’ADN ouvrait alors la voie à la modification de la lignée germinale humaine.1 Les frayeurs sont retombées et de nouvelles publications remettent en lumière les apports assez époustouflants que cette technique est en passe d’apporter à la thérapie génique. Signée du généticien Bertrand Jordan, une « Chronique génomique » de la revue Médecine/Sciences 2 vient, fort opportunément, de faire le point sur ce sujet ; un sujet passionnant qui se rapproche à grande vitesse de notre médecine.
A la différence de la modification des lignées germinales de l’espèce humaine, le système CRISPR ne soulèvera aucune polémique dès lors qu’il sera employé pour la thérapie génique somatique. « La technique présente en effet de sérieux avantages, qui pourraient rendre plus généralement applicable cette approche thérapeutique sur laquelle on avait fondé beaucoup d’espoirs, il y a une vingtaine d’années, mais qui – malgré quelques succès récents – est restée relativement marginale en raison de ses difficultés de mise en œuvre » résume Bertrand Jordan. Le mensuel Médecine/Sciences y consacre précisément une synthèse présentant de manière détaillée les différents usages de ce procédé.3
on réalise ce qui jusque-là n’était qu’un rêve en thérapie génique, la correction d’un gène
A ce stade, un minimum de mécanique biologique s’impose. CRISPR-Cas9 doit s’entendre comme CRISPR-associated 9. Soit deux parties. D’abord la nucléase Cas9 (pour-associated 9), ensuite CRISPR. « Ce dernier désigne les zones d’ADN auxquelles est associée la protéine chez les bactéries, mais c’est bien la nucléase Cas9 qui est mise en œuvre. Quant à l’ARN, il condense en une seule molécule deux régions distinctes à l’origine dans le système bactérien, l’une responsable de l’association avec Cas9, l’autre longue de 20 nucléotides et reconnaissant la cible sur l’ADN à modifier par complémentarité Watson-Crick » résume Bertrand Jordan.
Faisons l’impasse sur les développements techniques assez ardus. Conclusion du généticien vulgarisateur : « On peut cibler n’importe quelle région du génome, on réalise tout naturellement ce qui jusque-là n’était qu’un rêve en thérapie génique, la correction d’un gène. Jusqu’ici en effet, la thérapie génique aboutissait à ajouter au génome un exemplaire fonctionnel du gène concerné, lequel s’intégrait essentiellement au hasard, et ne bénéficiait donc pas d’un environnement assurant une régulation correcte de son expression ; de plus, le gène muté restait en place. Avec CRISPR-Cas9, c’est bien le gène muté qui est rectifié : on peut donc espérer que sa régulation sera correcte puisqu’il est par définition dans son environnement normal. On peut même envisager de corriger des mutations dominantes dans lesquelles la forme altérée de la protéine est pathogène (comme dans l’ostéogenèse imparfaite) : le seul ajout d’un gène fonctionnel n’est pas curatif, mais la correction de la mutation devrait rétablir une fonction normale. » D’où le recours, en langue anglaise, à la formule du gene editing.
Nous ne sommes pas ici que dans le théorique prospectif : une correction d’affection héréditaire (la tyrosinémie de type I) a, en 2014, été obtenue et publiée.4 Une mutation ponctuelle a été corrigée par injection simultanée dans la veine caudale d’un plasmide exprimant Cas9 et un sgARN ciblé sur le gène, et d’un oligonucléotide long de 199 bases, centré sur la région de la mutation et portant la séquence normale. Plusieurs publications récentes font d’autre part état de la correction d’anomalies génétiques grâce à des interventions sur la lignée germinale.
« Chez l’homme, c’est bien sûr pour les affections monogéniques que la méthode va s’avérer la plus utile, et singulièrement pour celles qui sont susceptibles d’une approche ex vivo dans laquelle des cellules sont prélevées, corrigées in vitro puis réintroduites chez le malade, souligne Bertrand Jordan. L’avantage du système CRISPR sera l’élimination du gène muté et son remplacement par la séquence normale, ainsi que l’adaptation facile à tout type de mutation grâce à un simple changement de la séquence du sgARN. On pense notamment à l’amaurose congénitale de Leber, à l’anémie falciforme ou à la bêtathalassémie. »
Des applications en cancérologie sont également envisagées. Autant d’objectifs qui restent accessibles dans un secteur naissant où la marge d’améliorations est importante – un secteur qui profite d’un intérêt croissant dans le monde de la biotechnologie où l’on se plaît à parier sur CRISPR.
Bertrand Jordan prend ainsi deux exemples des entreprises qui se lancent actuellement sur ce marché. La première a pour nom Editas (http://editasmedicine.com). Elle a été créée, fin 2013, à Cambridge (Massachusetts, Etats-Unis) et compte parmi ses fondateurs le « génomiste » George Church ainsi que deux des découvreurs du système CRISPR, Jennifer Doudna et Feng Zhang. Objectif annoncé : la mise au point de traitements pour corriger les gènes dans différentes affections génétiques. Editas dit travailler sur l’amaurose congénitale de Leber et sur l’anémie falciforme. Elle a noué des liens avec une firme spécialisée dans les immunothérapies du cancer, afin de modifier de manière ciblée des cellules T du patient avant réintroduction.
L’autre firme citée est d’origine suisse (Bâle) et a pris, simplement, le nom de CRISPR Therapeutics (http://crisprtx.com/) ; elle compte parmi ses fondateurs la chercheuse française Emmanuelle Charpentier (pionnière du système CRISPR) et Craig Mello, prix Nobel pour la découverte de l’ARN interférent (ARNi). La firme annonce qu’elle va débuter sur des programmes ex vivo pour passer plus tard à l’in vivo. Il faut encore compter avec l’entreprise parisienne Cellectis (www.cellectis.com/) qui a récemment scellé une collaboration en immuno-oncologie avec le prestigieux MD Anderson Cancer Center de Houston (Etats-Unis) ; ou encore le futur centre de production de thérapies géniques et cellulaires dont l’Association française contre les myopathies a annoncé la création pour 2019 et qui entend bien ne pas rester pas à l’écart de ce mouvement.
Tout cela n’ira pas sans passions ni conflits autour de la propriété intellectuelle de la technique. Les principaux acteurs de la découverte du système et de sa mise au point pour des cellules de mammifères (Jennifer Doudna, Feng Zhang et Emmanuelle Charpentier) ont chacun déposé des brevets dont les champs sont âprement discutés et l’objet de spéculations croisées. « Seuls les avocats sont certains de gagner à ce petit jeu ; espérons simplement que ces disputes n’handicaperont pas le développement de la technique et n’augmenteront pas trop le coût des thérapeutiques qui vont en découler, conclut Bertrand Jordan. Une fois de plus, des travaux apparemment ésotériques sur les bactéries débouchent sur un outil révolutionnaire, bouleversant la donne en recherche comme en thérapeutique. Cela me rappelle ma rencontre à Genève, en 1965, avec un chercheur obscur travaillant sur des enzymes bactériens bizarres qui n’intéressaient pas grand monde : il s’agissait de Werner Arber et des enzymes de restriction qui ont rendu possible le Génie Génétique – et lui ont valu un Nobel treize ans plus tard ». Est-ce dire que la voie est tracée ?