Considérer la médecine comme une simple pratique de soins, une affaire d’efficacité thérapeutique, c’est passer à côté d’un de ses rôles centraux. La médecine est aussi une démarche de consolation. Elle n’abandonne pas à son chagrin celui qui approche de la mort. Ou qui est simplement malade, ou n’arrive plus à faire face à la réalité.
Mais la consolation est elle-même une attitude qui va bien au-delà de la médecine. Elle traverse tous les champs de la vie humaine. Chaque fois qu’il y a perte – d’un être cher, d’un amour, d’un idéal – apparaît un besoin de consolation. Ce besoin et certaines des pratiques utilisées pour y répondre semblent aussi vieux que les humains. Aucune stratégie, dans la consolation. Qu’importe les paroles, on parle. Et on touche, selon des gestes en même temps très personnels et universels. La consolation n’a pas de prétention à l’efficacité, n’est pas évaluable, elle est simplement humaine, forcément imparfaite et laisse toujours chez le consolateur l’impression de ne pas être à la hauteur.
Comme le remarque Michael Foessel, dans un livre à lire absolument,1 c’est à la psychologie – y compris à ses déclinaisons médicales - ou à la religion qu’on confie désormais la tâche de consoler. Mais il ne vient plus guère à l’idée de demander l’aide de la philosophie ou d’un discours de raison. Car nous ne croyons plus que la raison soit capable de nous sortir du désespoir.
Il faut dire que nous vivons dans une époque qui semble tout entière devoir être consolée, tellement elle se trouve marquée par des pertes : celle des modèles de communauté et de société, celle des idéaux. A ces pertes, les grandes réactions qui s’organisent sous nos yeux se partagent entre « les désirs réactionnaires de restauration », d’un côté, et « des abandons mélancoliques au ressentiment » de l’autre. La détresse est si profonde qu’il faut se demander : qu’avons-nous réellement perdu ? A bien y regarder, ce n’est pas simplement la croyance en des modèles ou idéaux. C’est celle qu’ils puissent nous rendre heureux. Les ordres anciens qui structuraient l’existence s’étant disqualifiés ou ayant simplement disparu, nous ignorons sur quelle référence appuyer la consolation.
Mais il y a plus difficile encore. L’homme moderne se trouve coincé dans ses exigences. Le savoir est pour lui un désenchantement. Mais en même temps, il ne peut se départir d’une exigence de lucidité qui fait de ce savoir son horizon. Il ne veut plus s’en remettre à des faux-fuyants, des adoucissements via des croyances qui lui apparaissent comme des arrangements avec la réalité. Il recherche une sagesse, mais ignore de quoi elle peut être faite, jusqu’à quel niveau d’irrationnel elle peut porter. Le plus beau texte qui ait été écrit sur le sujet est celui de Stig Dagerman, au titre-programme : « Notre désir de consolation est impossible à rassasier ». Nos attentes existentielles sont sans fond. Et le savoir, qui nous apparaît toujours plus fragile, provisoire, n’arrive plus à les rassasier.
C’est en raison de cette méfiance face à une réalité désormais comprise comme sans espoir que la consolation moderne repose essentiellement sur la religion et la psychologie, affirme Foessel. Des deux côtés, explique-t-il, se trouve « le même désir de surmonter la douleur, mais en s’adressant à un autre et sans attaquer le mal à sa racine ». Foessel propose d’interroger cette racine, justement, c’est-à-dire moins la souffrance elle-même que ce qui la provoque : une perte. Existe-t-il une adéquation entre ce que nous avons « possédé autrefois » et « ce qui nous manque aujourd’hui ? ». Ou avons-nous transformé la perte en « de nouvelles certitudes » qui nous rendent encore plus inconsolables ? Dans la démarche de consolation, le plus dur, et le plus libérateur, est de découvrir ce que nous avons perdu, pourquoi cela nous manque et que faire de cette perte.
Sauf que, pouvons-nous rétorquer à Foessel, tout cela est peut-être pertinent dans le cas d’un amour qui n’est plus ou d’un idéal qui s’effondre. Mais quelle philosophie peut encore prétendre éclairer lorsque l’on perd un enfant ? Et quel est alors le rôle du consolateur ? Pour Foessel : mettre en métaphore, aider à opérer un transfert de sens, à reporter l’affect sur autre chose. Mais nombreux sont nos contemporains à plaider l’impossible consolation. Plus exactement, à demander que le consolateur reconnaisse qu’il n’existe pas le moindre sens à la perte d’un être cher.
Ce à quoi Foessel répond que consoler revient à « convaincre l’autre qu’il est possible de vivre au-delà du point où cela semble impossible ».
Devant un drame touchant une existence, il existe, nous le savons tous, différentes manières de réagir. La figure que préfère Foessel est celle de « l’inconsolé », « dont la tristesse, parce qu’elle traduit une exigence, peut être interprétée comme une protestation éthique ». L’inconsolé, selon lui, admet la perte en même temps qu’elle lui est intolérable. Mais il ne prétend pas « savoir avec certitude ce qu’il a perdu ». Alors que « l’inconsolable », on vient de le voir, refuse tout questionnement symbolique et ne souhaite pas d’autre futur qu’une mélancolie sans remède.
Mais la figure contemporaine la plus éloignée de la consolation, pour Foessel, c’est celle du « réconcilié », qui finit par considérer qu’il n’a rien perdu. Le malheur du réconcilié est d’être privé de la réalité de sa perte. Non par sa faute : il est un produit de notre époque – de la médecine en particulier – qui cherche à étendre son efficacité jusqu’à l’intime des souffrances. Au réconcilié, on a demandé de se montrer « résilient ». On l’a soumis aux compétences du « problem solving ». On l’a surtout enjoint de faire un « travail de deuil ». Mais ce concept de « travail » qui hante notre époque, est-ce vraiment une bonne idée de le convoquer en guise de méthode de consolation ? Il évoque l’efficacité, la performance, la réussite. Tout ce qui manque de faire droit à la réalité du chagrin, qui la travestit, qui empêche sa nature subversive de s’exprimer. Le but de ces pratiques est de transformer la perte en « non-événement ». Alors que ce qui fait la force traumatique d’une perte est justement de se heurter à un « avant-après » irréversible.
La consolation, pour Foessel, n’a rien d’un travail. Elle consiste à assurer les premiers pas d’une vie marquée par la perte – oui, il s’est bien passé quelque chose ! – mais qui peut continuer au-delà d’elle. Sans viser une quelconque résilience (parce que la résilience signifie retour vers ce qui a été, et que ce retour n’est en fait qu’une illusion), il s’agit, pour celui qui souffre, d’apprendre à regarder vers un avenir à découvrir et à définir.
La grande noblesse de la consolation consiste à détourner la souffrance de « son apparence de destin ». A « donner les moyens de regarder autrement ce qui afflige ». Elle n’encourage ni le déni ni le remplacement de ce qui est perdu, mais propose une forme d’oubli qui peut mener à un dépassement. Elle n’est pas une réconciliation. Car n’être pas réconcilié avec son passé, affirme Foessel, « c’est peut-être le seul moyen d’avoir un avenir ».
Dans une époque qui peine à regarder audelà de la rentabilité, qui évoque la tristesse comme un « capital affectif » à récupérer, la consolation représente une « exigence utopique ». Elle est l’offre sûre – bien que sans garantie objective – qu’une autre voie existe, « hors de la fausse alternative entre le renoncement et le ressassement de la perte, entre la réconciliation et la mélancolie ».