L’émouvant portrait psychologique et photographique d’un médecin généraliste de la campagne anglaise profonde, par John Berger et Jean Mohr, est intitulé « A fortunate man ».1 Ce titre, teinté d’ironie toute britannique, m’a quand même laissé songeur et m’a fait remonter moultes histoires vécues avec mes patientes et patients. Je suis sorti de ces rêveries convaincu : nous, médecins de famille, avons effectivement une chance fabuleuse d’être plongés au cœur de l’humanitude, souvent comme témoins, quelquefois comme acteurs de scénarios improbables, tantôt tragiques, tantôt comiques, comme l’histoire de ce jour. Encore faut-il accepter, quand il s’agit de comédie, d’avoir parfois le rôle du bouffon…
Joséphine avait des allures d’impératrice. Etrangère au canton, elle avait connu la notoriété en épousant un homme puissant de la région. Devenue journaliste, elle écrivait des papiers d’humeur au vitriol, dans lesquels elle épinglait les notables en tout genre, en particulier les politiciens comme son mari.
Je n’arrive pas à me souvenir par quel hasard je suis devenu son médecin. Ce ne fut d’ailleurs pas une sinécure, tant elle était autoritaire. Elle ne prenait jamais rendez-vous, me convoquant plutôt chez elle, sous un prétexte médical quelconque, mais surtout pour me parler de l’avenir de la région, du rôle qu’elle m’y voyait jouer, et pour m’intimer quelques ordres. Elle me tutoyait, comme elle tutoyait tout le monde. Concernant sa santé, elle n’en faisait de toute façon qu’à sa tête, suivant rarement mes prescriptions. Comment pouvais-je supporter, dans ce contexte, d’être fidèlement son médecin ? Une certaine fascination, peut-être.
Un jour que j’avais rendez-vous chez elle avec l’infirmière de soins à domicile – elle était devenue âgée, sa mobilité s’amenuisait, ses jambes ouvertes nécessitaient des soins – elle me prit à part dans une autre pièce. Elle me tendit un paquet avec ce commentaire : « Mes informateurs m’ont appris que tu te promenais au lac Taney en culotte courte (je faisais un peu de course à pied). C’est une honte pour le docteur du village. Encore, si tu étais bâti comme un acteur de cinéma, mais là, quand même ! Alors voilà, je t’ai fait acheter des pantalons ». J’étais sans voix, amusé tout de même de tant d’extravagance.
La scène la plus surréaliste, digne de Buñuel, fut aussi la dernière : je reçois un téléphone de son voisin d’immeuble, Paul, son dévoué larbin, m’enjoignant de venir au plus vite. Joséphine était tombée et ne pouvait plus bouger. Lorsque j’arrive, d’autres solides voisins, appelés en renfort, l’avaient hissée et câlée dans un fauteuil. Dans cette position, elle n’avait quasi plus mal, mais le moindre mouvement la faisait hurler. Je procède au status : visiblement une fracture du col fémoral.
Je tente alors de lui faire entendre qu’elle n’a pas le choix : impossible, avec une telle fracture, de rester à domicile. « Taratata ! Fais-moi une piqûre et je me débrouillerai avec les voisins, n’est-ce pas Paul ? » Je ne négocie rien et lui annonce que j’appelle l’ambulance. « L’ambulance ? Mais tu n’y penses pas. Paul me conduira ». « Essayez seulement de bouger un orteil et vous serez convaincue ».
« Bon, mais ça va prendre du temps tout ça. Paul, va nous chercher une petite bouteille dans ma cave, tu vois lesquelles. Et tu apporteras aussi des flûtes au sel ».
Lorsque les ambulanciers débarquent, dans leurs équipements rutilants et portant leurs lourdes valises, ils découvrent un tableau auquel leur vaste formation ne les a pas préparés : une patiente à hospitaliser en urgence, trinquant avec son voisin et son docteur, lequel tente d’écrire un mot pour l’hôpital, en croquant dans une flûte au sel !
« Asseyez-vous les jeunes, vous prendrez bien un verre ». Les ambulanciers, bouche bée, manquent de lâcher leurs valises, puis protestent que cela leur est interdit. Joséphine n’a jamais revu son domicile. Placée dans un home, elle est décédée peu après. Elle devait en avoir l’intuition, pour nous imposer cette étonnante eucharistie.