L’œil participe à presque 80 % de l’ensemble de nos perceptions sensorielles. Les thérapeutiques pharmacologiques modernes ou princeps, pourtant toujours au plus près de l’organe cible ou de l’atteinte nosologique, sont cependant trop souvent potentiellement toxiques pour les yeux. Le rappel, pour le médecin prescripteur ou référent, des effets secondaires ophtalmologiques revêt ainsi une importance évidente.
Nous aborderons ici quelques principaux produits (fréquence de prescription, gravité potentielle ou connaissance récente d’effets oculaires) en précisant la surveillance nécessaire, pour faciliter la collaboration entre praticien généraliste et ophtalmologue.
Elle entraîne le plus souvent une sècheresse oculaire. Le plus souvent bénigne : sensation de corps étrangers, brûlures, flou visuel, intolérance aux lentilles de contact, etc., l’ophtalmologue n’est le plus souvent pas inquiet mais le patient parfois très incommodé. L’examen du film lacrymal (figure 1) et de la surface cornéenne s’impose. Le traitement par lubrifiants soulagera efficacement la symptomatologie.
Médicaments et sècheresse oculaire
Rétinoïdes, atropiniques, bêtabloquants, hormonothérapies, lithium, etc.
Toxicités les plus graves, les syndromes de Lyell et Stevens-Johnson peuvent être responsables de perte visuelle dramatique. Leur rareté (~ 2 / million habitants) ne doit surtout pas en faire oublier la gravité, vitale initialement (20 à 25 % de mortalité) ni leurs complications cutanéo-muqueuses (50 %) principalement oculaires.
Elles débutent une dizaine de jours après le début du traitement. Le tableau est caractéristique : érosions des muqueuses et bulles cutanées. Après arrêt immédiat du (des) médicament(s) suspecté(s), la réépidermisation est souvent rapide (10 à 30 jours) mais les séquelles cutanéo-muqueuses sont très fréquentes, principalement oculaires : remaniements palpébraux et brides conjonctivales, sécheresse et inflammation oculaires majeures, opacification cornéenne séquellaire.1 Le pronostic fonctionnel doit impérativement être envisagé en collaborant dès le premier jour avec l’ophtalmologue (figures 2 et 3).
Médicaments à « haut risque » de toxidermie médicamenteuse
Allopurinol, sulfamides anti-infectieux, névirapine, carbamazépine, lamotrigine, phénobarbital, phénytoïne, anti-inflammatoires non stéroïdiens dérivés de l’oxicam.1
Urgence fonctionnelle ophtalmologique
Pose immédiate d’anneaux à symblépharon, collyres lubrifiants, collyres anti-inflammatoires. Surveillance journalière.
Elle peut toucher toutes les structures cornéennes : épithélium, stroma, endothélium.
Les atteintes cornéennes sont majoritairement des dépôts sous-épithéliaux (cornea verticillata). A concentration tissulaire efficace, 100 % des patients présenteront après six mois de traitement une atteinte cornéenne bilatérale (figure 4).2 Celle-ci est asymptomatique ne nécessitant aucunement l’arrêt du traitement.
Médicaments et atteinte cornéenne
Amiodarone, antipaludéens de synthèse, atovaquone, ibuprofène, indométacine, naproxène, tamoxifène, phénothiazine, immunoglobulines intraveineuses, cytarabine, etc.
Aucune surveillance ophtalmologique nécessaire habituellement.
La réfraction va permettre la mise au point des images sur la rétine : cornée et cristallin transparents, ce dernier modulant son pouvoir réfractif grâce au muscle ciliaire auquel il est accroché, variations pupillaires modulant l’entrée de la lumière dans l’œil – sous la dépendance du système nerveux parasympathique pour le sphincter pupillaire et du sympathique pour les fibres musculaires radiaires. Ces perturbations sont majoritairement bilatérales, brutales mais transitoires et bénignes.3
Mydriatiques, ils freinent l’accommodation, créant ainsi une « hypermétropisation ». La gêne est ressentie en vision de près : pseudopresbytie pour le jeune patient ou aggravation d’une presbytie. Ils peuvent aussi créer un accolement du rebord pupillaire au cristallin chez des patients prédisposés, créant alors une fermeture mécanique de l’angle irido-cornéen puis une hypertonie intra-oculaire rapide appelées glaucome aigu par fermeture de l’angle (cf. Glaucomes secondaires par fermeture de l’angle).
Myotiques, ils peuvent causer un spasme accommodatif, créant ainsi une « myopisation ». Ces troubles réfractifs seront alors ressentis en vision de loin mais celle de près sera elle aussi inhabituellement modifiée pour le patient.
Ils modifient l’hydratation et le volume de structures oculaires (cristallin, corps ciliaires) entraînant des troubles réfractifs rapides ou brutaux.
Myotiques par action parasympathique centrale, ils provoquent par ailleurs peu d’autres troubles oculaires.
Que ce soit par voie systémique, mais aussi en inhalation,4,5 la corticothérapie au long cours reste la principale pourvoyeuse de cataractes dites « cortico-induites », à tout âge. La dose cumulée semble être le principal facteur de risque, mais les variabilités interindividuelles sont indéniables et nombreuses. Les corticoïdes topiques (collyres) peuvent eux entraîner rapidement une hypertonie oculaire. (cf. Hypertonie oculaire). Par voie nasale, ils ne semblent pas avoir de toxicité ophtalmologique.
Tous troubles réfractifs brutaux : suspecter une étiologie médicamenteuse
Consultation ophtalmologique rapide (avant 2 semaines).
Mydriases pharmaco-induites (tableau 1) :
Consultation ophtalmologique en urgence, dès la moindre suspicion de glaucome aigu par fermeture de l’angle (GAFA).
Corticothérapie au long cours
Surveillance annuelle : pression intra-oculaire, examen du cristallin, des papilles optiques (cf. Glaucomes cortico-induits). OCT maculaire (notre CT ophtalmologique ou Optical Coherence Tomography) si choriorétinite séreuse centrale (CRSC) (cf. Toxicité rétinienne).
L’irréversibilité potentielle des rétinopathies toxiques médicamenteuses et l’absence habituelle de symptômes initiaux en font un enjeu capital de dépistage.
L’hydroxychloroquine (HCQ, Plaquenil) et le phosphate de chloroquine (CQ, Nivaquine) peuvent avoir des conséquences rétiniennes sévères, justifiant ainsi un dépistage ophtalmologique régulier. Utilisés en première ligne de diverses connectivites, les APS restent les composés les mieux tolérés dans l’arsenal thérapeutique anti-inflammatoire existant. Cependant, leur toxicité rétinienne potentielle même rare, focalisée dans la région maculaire, reste un enjeu de surveillance au long cours. Responsables de baisses significatives de l’acuité visuelle, non réversibles, il faudra rechercher les signes précoces d’atteintes rétiniennes durant toute la durée du traitement. L’atteinte maculaire reste longtemps asymptomatique et l’arrêt des APS et leur substitution dès les premiers signes ophtalmologiques peuvent souvent permettre une stabilisation maculaire. C’est un véritable enjeu de dépistage.6
L’ophtalmologue établira, en collaboration étroite avec le praticien référent, une démarche de surveillance bien codifiée (cf. ci-dessous). Le classique électrorétinogramme maculaire (ERG multifocal) reste l’examen de référence en cas de lésions maculaires suspectes ou avérées, ou si le champ visuel n’est pas fiable (figure 5).
HCQ, Plaquenil : facteurs de risque de maculopathie aux APS 6,7
Durée de la prise > 5 ans, dose cumulée > 1000 g, dose journalière > 400 mg ou > 6,5 mg / kg.
Facteurs de risque associés : âge > 60 ans, dysfonction rénale ou hépatique, surcharge pondérale, rétinopathie préexistante.
Surveillance ophtalmologique annuelle au minimum, selon l’atteinte rétinienne
Examen du fond d’œil, champ visuel, OCT-SD maculaire (tomographie maculaire) ± autofluorescence maculaire, ± ERGmf.
Ils sont aussi responsables d’atteinte rétinienne sous forme de chorio-rétinite séreuse centrale (CRSC), quelle que soit leur galénique. Touchant souvent les hommes jeunes, cette CRSC est un décollement séreux maculaire se manifestant par l’apparition d’un scotome central relatif – c’est-à-dire une opacification modérée du champ visuel central. L’acuité visuelle est très souvent conservée. Mise en évidence par un examen du fond d’œil mais surtout par OCT maculaire, l’angiographie à la fluorescéine permettra aussi de visualiser le (les) « point(s) de fuite » sous-rétinien(s) (figure 6). D’évolution spontanément favorable en quelques semaines à quelques mois, elle est de très bon pronostic. L’arrêt du traitement corticoïde doit être discuté.
La toxicité du tamoxifène pour la rétine reste rare (0,6 % selon l’International Breast Cancer Study Group en 2006)8 et semble être dose- et temps-dépendants. Au fond d’œil, on note classiquement de multiples dépôts jaunes, maculaires, réversibles à l’arrêt du traitement.9 Plus rarement, ils sont responsables d’un véritable œdème maculaire. Cette atteinte rétinienne ne nécessite pas d’arrêt thérapeutique, sauf en cas de baisse de l’acuité visuelle.
Aucune surveillance ophtalmologique conseillée habituellement.
Les atteintes à la déféroxamine, utilisée principalement dans le traitement de certaines hémochromatoses, sont souvent méconnues des ophtalmologues : neuropathie optique aiguë, réversible, rétinopathie irréversible. Selon l’atteinte, les do léances des patients sont variables : troubles visuels (flou, baisse d’acuité, gêne en vision nocturne), altérations du champ visuel, voire dyschromatopsie.
La rétinopathie à la déféroxamine semble être dose-dépendante, nécessitant d’ajuster les doses selon la ferritinémie. Elle nécessite un dépistage régulier. L’examen ophtalmologique s’attachera à rechercher un œdème maculaire cystoïde notamment.
Déféroxamine, facteurs de risque de toxicité rétinienne10
Dose moyenne journalière non adaptée, ± jeune âge ± diabète.
Surveillance ophtalmologique annuelle au minimum, voire semestrielle
Examen ophtalmologique, OCT-SD maculaire, ERG.
Connue depuis les années 1990, la rétinopathie à interférons (2a, 2b, ) touche selon les études, de 4 à 86 % des patients sous traitement, apparaissant dès les premières semaines jusqu’à plusieurs mois.3,11 Les atteintes rétiniennes sont asymptomatiques, réversibles après arrêt du traitement. L’examen du fond d’œil retrouve des signes non spécifiques liés à une ischémie microvasculaire : nodules cotonneux et hémorragies rétiniennes. La normalisation du fond d’œil, sans arrêt ni modifications thérapeutiques, intervient entre deux semaines et quatre mois après le diagnostic.
Risque de toxicité rétinienne.
De très bon pronostic. Urgence ophtalmologique si symptomatologie.
Immunomodulateur utilisé dans le traitement de la sclérose en plaques, il peut entraîner des œdèmes maculaires. Ce risque d’atteinte maculaire, à craindre principalement dans les quatre premiers mois, serait augmenté pour les patients diabétiques ou ayant des antécédents d’uvéite. Nous rapportons le cas d’une jeune patiente monophtalme ayant présenté un œdème maculaire rétinien, dans le premier trimestre sous fingolimod, résolutif après arrêt du traitement (figure 7).
Surveillance ophtalmologique : avant la mise sous fingolimod, trois et six mois après le début du traitement.
En pratique, les anticoagulants comme les antiagrégants plaquettaires ne sont majoritairement pas responsables d’atteinte oculaire. Par contre, ils peuvent secondairement aggraver une pathologie choriorétinienne hémorragique existante (néovaisseaux choroïdiens dans les dégénérescences maculaires liées à l’âge (DMLA), les néovaisseaux rétiniens des rétinopathies diabétiques proliférantes, etc.).
Le glaucome est la perte progressive des fibres optiques constituant le nerf optique. Les glaucomes secondaires aux toxicités médicamenteuses sont bilatéraux et demeurent un diagnostic d’exclusion. Les patients demeurent longtemps asymptomatiques (acuité visuelle conservée), justifiant un dépistage régulier et précoce. Nous ne passerons pas en revue l’ensemble des principes actifs pouvant être responsables d’atteinte glaucomateuse et / ou hypertonique oculaire mais aborderons ci-dessous les classes les plus courantes et nécessitant une attention ophtalmologique particulière.
L’hypertension intra-oculaire isolée est en soi une instabilité oculaire non dangereuse pour nombre de nos patients. Cependant, elle est le principal facteur de risque d’apparition ou d’aggravation de pathologie glaucomateuse. A ce titre, les corticoïdes restent les plus fréquemment en cause avec un effet dose-dépendant. Seuls les corticoïdes par voie nasale ne semblent pas avoir de toxicité du segment antérieur de l’œil. La normalisation tensionnelle, non systématique, se fait en quelques jours à quatre semaines après arrêt du traitement. La poursuite d’une corticothérapie peut, à l’opposé, entraîner un glaucome cortico-induit, souvent non réversible. Ce glaucome est non différenciable du glaucome chronique à angle ouvert et sa prise en charge est similaire (traitement topique par collyre(s) hypotonisant(s), chirurgie oculaire filtrante dans les cas les plus sévères).
Vulnérable lors d’intoxication alcoolotabagique ou de troubles carentiels, le nerf optique peut aussi souffrir par toxicités médicamenteuses. Les principales molécules reconnues comme responsables de glaucomes secondaires sont listées dans le tableau 2 (non exhaustif).12 Les mécanismes suspectés de toxicité sont variables, directs (éléments structurels ou cellulaires du nerf optique) ou indirects (hypertension intracrânienne et souffrance du nerf optique), précisés ou méconnus selon les molécules incriminées.
L’éthambutol principalement, mais aussi l’isoniazide, sont à risque de toxicité sur le nerf optique justifiant une adaptation rigoureuse des doses (toxicité dose-dépendante pour l’éthambutol) et un bilan lors de l’initiation du traitement. En cas de neuropathie suspectée ou avérée, l’éthambutol sera arrêté en premier.
Ethambutol (Myambutol : facteurs de risque de neuropathie optique
Dose > 15 mg / kg / j, âge > 65 ans, insuffisance rénale, durée de traitement > 2 mois.
Surveillance ophtalmologique lors de l’initiation du traitement puis au minimum / an
Examen ophtalmologique complet, champ visuel automatisé, OCT papillaire, vision des couleurs, potentiels évoqués visuels.
D’autres anti-infectieux sont incriminés dans les atteintes neurotoxiques oculaires : le chloramphénicol reste le plus à risque avec des atteintes dose-dépendantes, mais aussi les antiseptiques intestinaux, l’érythromycine ou la streptomycine par exemple.
Ce type de glaucome survient plus facilement chez les patients prédisposés présentant déjà un angle irido-cornéen étroit ou d’autres facteurs de risque (fortes hypermétropies par exemple, cataracte intumescente, etc.).
Sous certaines conditions de dilatations pharmacologiques (semi-mydriase), l’angle irido-cornéen peut se fermer, ralentissant ainsi le flux de résorption de l’humeur aqueuse. Cela entraîne alors une augmentation de la pression intraoculaire rapide : hypertonie aiguë dans les cas les plus sévères, créant un obstacle au flux sanguin irriguant le nerf optique et une dégénérescence très rapide des fibres optiques. C’est le glaucome aigu par fermeture de l’angle. L’urgence est extrême en raison du risque de perte massive et irréversible des fibres optiques nerveuses. Céphalées et vomissements peuvent égarer le diagnostic, mais l’œil rouge et douloureux systématiquement présent doit faire consulter un ophtalmologue en urgence. Divers mécanismes responsables ont été évoqués : dilatation pupillaire entraînant un blocage de la circulation de l’humeur aqueuse avec les bêta2-mimétiques (salbutamol), anticholinergiques comprenant de nombreux antidépresseurs, atropiniques, disopyramide (Rythmodan) ou encore antihistaminiques H1 de première génération.
Aucune surveillance ophtalmologique consensuelle, mais par principe de précaution : examen ophtalmologique en début de traitement
Comprenant une analyse de l’ouverture de l’angle irido-cornéen.
Urgence ophtalmologique si symptomatologie suspecte.
Neuroleptiques, antidépresseurs tricycliques, inhibiteurs de la recapture de la sérotonine, lithium, benzodiazépines peuvent tous entraîner une toxicité ophtalmologique. Les atteintes sont fréquentes et diverses : sécheresses oculaires (lithium), troubles ou baisse visuels, mydriases parfois à risque de GAFA, mouvements oculaires anormaux, altération de la vision des couleurs ou des contrastes.3
S’il y a un risque de GAFA avec le topiramate, la vigabatrine nécessite, elle, une surveillance avec examen ophtalmologique complet avant traitement au long cours et tous les six mois pendant le traitement en raison du risque de déficits campimétriques.
La sévérité des atteintes oculaires impose d’en informer préalablement les patients : syndrome sec bien connu des porteurs de lentilles de contact, baisse de l’acuité visuelle, atteintes campimétriques, rétinopathie, diplopie.
Aucune surveillance ophtalmologique préconisée.
Urgence ophtalmologique si symptomatologie.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Les effets secondaires oculaires de nombreux médicaments ne doivent pas être ignorés, sous peine de faire face à de nombreuses doléances du patient, les effets même mineurs, comme la sécheresse oculaire, pouvant être très invalidants et possiblement responsables de mauvaise compliance thérapeutique
▪ La toxicité rétinienne ou les atteintes du nerf optique dues à des médicaments souvent bien connus doivent amener le prescripteur à adapter au mieux la posologie nécessaire et débuter une collaboration avec l’ophtalmologue. Des examens complémentaires seront souvent indispensables comprenant principalement le champ visuel et l’OCT-SD
▪ La sévérité et la possible irréversibilité des toxicités rétiniennes et du nerf optique, évoluant le plus souvent de manière asymptomatique, doivent conduire le prescripteur à informer le patient de ces toxicités potentielles comme de la nécessité d’un suivi ophtalmologique spécialisé