« J’ai commencé ma carrière dans un cabinet seul en plein milieu de la campagne jurassienne. Avec le temps, j’ai dû transformer complètement la structure de mon établissement et j’ai créé, avec des collègues, un cabinet de groupe où travaillent non seulement des médecins et des assistantes mais aussi des physiothérapeutes et des infirmières. » Loin d’être unique, la trajectoire professionnelle du Docteur François Héritier, co-président de la nouvelle Société suisse de médecine interne générale, montre à elle seule que le changement de paradigme qui touche la médecine de premier recours n’est plus seulement un constat de la littérature scientifique mais qu’elle a bien des conséquences pratiques très concrètes. Le cabinet individuel, et son modèle de pratique, est en passe de devenir, en quelques années, une exception. Ce type de structure a été remplacé par toute une panoplie de ces medical homes promues outre-Atlantique et qui portent ici les noms de maisons de santé ou maisons de garde, à l’intérieur desquelles le médecin généraliste est devenu le chef d’orchestre d’une équipe de soins toujours plus interdisciplinaire.
Gérer le cortège de compétences nécessaires pour soigner au mieux le patient, c’est déjà ce qui rassemble les internistes et les médecins en service ambulatoire au sein des structures hospitalières. « Nous déléguons de plus en plus d’actes à d’autres professionnels de santé ou à des spécialistes, confirme la Docteure Camille Genecand-Buffle, interne au Service de médecine de premier recours des HUG. C’est très enrichissant pour nous médecins, mais c’est aussi ce qui est demandé par les patients. » Si l’idée de la délégation et de l’interdisciplinarité est un idéal qui parle aux jeunes médecins, sa mise en place n’est pas aussi évidente qu’il n’y paraît. Essentiellement pour des questions logistiques. « Coordonner les soins d’un diabétique avec plusieurs complications par exemple, c’est très complexe dans une grande institution comme la nôtre, explique Emilie Fasel, cheffe de clinique à la Policlinique médicale universitaire de Lausanne. Les agendas des professionnels ne sont pas les mêmes. Assurer la qualité des soins est donc un engagement de tous les instants. » Si les médecins ont des difficultés à coordonner leurs actions, qu’ils soient installés ou à l’hôpital, c’est qu’ils doivent faire face à un double mouvement contradictoire. D’une part, il s’agit de prendre en charge des personnes qui présentent des comorbidités importantes.
Le métier de généraliste comme celui d’interniste intra-hospitalier est extrêmement diversifié
Le panel de jeunes médecins interrogés dans cette enquête montre plusieurs grandes évolutions dans la pratique de la médecine interne générale :
L’interdisciplinarité occupe une place de plus en plus grande dans la pratique quotidienne
Le profil des patients a évolué : les sujets sont âgés et polymorbides ce qui ne va pas sans poser des problèmes de structure
La coordination et la délégation des soins sont devenues des compétences primordiales pour les jeunes médecins
Malgré les difficultés et les horaires, le travail à l’hôpital, de par sa diversité, sa richesse émotionnelle et ses challenges scientifiques, plaît beaucoup
Avec le vieillissement de la population, le médecin interniste-généraliste est en fait devenu une sorte de spécialiste de la complexité. Et, en pratique, la prise en charge monopathologique est en train de disparaître. Mais parallèlement, et c’est bien là le problème, le système dans lequel les médecins évoluent est encore tributaire d’une organisation centrée autour d’une pathologie unique. Autrement dit, les structures ne sont plus adaptées pour répondre au gigantesque défi que pose la transformation du type de patient. Ce constat est posé non seulement à l’hôpital mais aussi en ville, où le travail collaboratif en réseau n’est pas encore organisé de façon optimale. La transition entre ville et hôpital est ainsi particulièrement périlleuse, comme l’explique Patrick Brander, jeune médecin installé depuis dix-huit mois. « En institution, même s’il existe le désavantage de ne pas pouvoir choisir ses partenaires de soins, vous savez à qui adresser vos patients. En ville, lorsque vous vous installez, il faut reconstituer tout son réseau et planifier les allers-retours avec l’hôpital. Au début, l’organisation de sa journée de travail peut devenir diablement difficile. »
En participant à l’élaboration des cursus de formation, la nouvelle Société suisse de médecine interne générale prend en compte cette transformation du métier. Elle cherche à donner aux jeunes médecins les compétences dont ils ont besoin en les aidant, notamment, à préparer la transition entre l’hôpital et l’installation. Depuis 2011, à Lausanne comme à Genève, des stages de terrain – sous forme d’immersions en cabinet – ont été intégrés au cursus. Ils permettent aux jeunes médecins de se faire une idée concrète du monde dans lequel travaille un généraliste installé. La difficulté reste cependant dans la préparation à la coordination des soins. Dans ce domaine, l’enseignement reste à améliorer. « Lorsqu’on est interne, il faut assumer tout un ensemble de tâches soimême, détaille Kevin Selby, chef de clinique à la Policlinique médicale universitaire de Lausanne. Notre travail s’inscrit pourtant de plus en plus dans la continuité des soins au patient. Il comprend une grande partie de consultations évidemment, mais pas seulement. Nous sommes aussi responsables de notre patient quand nous ne le voyons pas. Idéalement, il faudrait pouvoir apprendre comment et jusqu’où déléguer. » Un problème qui questionne le fondement même de l’organisation de la formation postgraduée en médecine interne générale.
Face à l’explosion des connaissances médicales, il faut accepter d’être aidé par les nouvelles technologies
Le métier de généraliste comme celui d’interniste intra-hospitalier a en effet l’avantage d’être extrêmement diversifié. Mais parallèlement, cette richesse rend l’établissement d’un catalogue de prestations clair très délicat à établir. Ce qui est vrai pour un jeune médecin ne l’est pas forcément pour l’autre. Aux Etats-Unis, un système de mentorat a été instauré, avec l’avantage de permettre des bilans réguliers et individualisés. Ces bilans obligent par ailleurs les jeunes à se poser des questions sur l’orientation de leur formation. Et les mentors peuvent répondre à des questions liées à des cas précis, comme celle de savoir comment et quoi déléguer. Au Service de médecine de premier recours des HUG, la solution du mentorat a été proposée de façon optionnelle. Une liste de mentors peut être contactée par les personnes qui le souhaitent. Tous sont d’une compétence reconnue. Pourtant, peu de jeunes y ont recours. Faut-il dès lors être plus dirigiste dans les chemins de formation, en prenant la même voie que les pays anglo-saxons ? Làbas, le cursus est fixé d’emblée et très peu de marge est laissé au jeune médecin. En Suisse, la responsabilité est placée sur l’apprenant qui doit organiser son trajet de formation lui-même. Une chance pour certains, cette liberté peut devenir un chemin de croix pour d’autres, les poussant à allonger leur période d’internat.
A noter par ailleurs que proposer une voie tracée d’avance de façon optionnelle ne semble pas non plus convaincre les indécis. Les patrons de la médecine interne générale hospitalière et ambulatoire de Genève ont ainsi créé une filière spécifique qui définit les étapes qui mènent directement au titre de médecin interniste généraliste. Mais la plupart des médecins finalement engagés par les services en question ont suivi leur propre voie, souvent d’ailleurs peu différente que celle proposée par la filière…
Cet ensemble d’expériences montre que les besoins en matière de formation restent très complexes. Ce qu’il montre aussi, c’est que le patchwork actuel, s’il est certainement à améliorer, ne convient pas si mal à la nouvelle génération. Que cela soit dans les services de médecine interne ou en ambulatoire, on se plaît à l’hôpital. « La pratique est extrêmement diversifiée, confirme Dan Lebowitz, chef de clinique au Service de médecine interne générale des HUG. Avec la complexité des prises en charge liées à l’âge, cela devient un véritable défi de savoir dans quelle mesure on a besoin d’un spécialiste et jusqu’où nous devons pousser les investigations diagnostiques. » Sorte de Dr House, l’interniste intra-hospitalier doit distinguer l’utile de l’inutile et gérer un délicat équilibre face aux nombreux gestes techniques des autres spécialités. Un travail à nouveau loin d’être évident dans des structures comme l’hôpital. « On nous appelle souvent pour éteindre des feux, explique Julien Castioni, chef de clinique au Service de médecine interne du CHUV. Même si c’est relativement simple à effectuer ponctuellement, notre intervention auprès des patients polymorbides d’autres services nécessite un effectif conséquent d’internistes généralistes de garde. De plus, le suivi de ces patients est fastidieux. Il faudrait en fait repenser globalement le flux des soins et les responsabilités médicales. » Trouver une solution à ce problème de flux permettrait peut-être de limiter les charges administratives liées à la coordination des soins tout en conservant la diversité des cas, un aspect crucial de la pratique qui plaît énormément aux internes. Même si, il faut bien le reconnaître, l’omnipotence scientifique n’est plus à l’ordre du jour… « Il faut faire le deuil de tout savoir sur tout, explique François Bastardot, chef de clinique du Service de médecine interne du CHUV. On ne peut rien faire face à l’explosion des connaissances médicales. Il faut accepter, dans des cas précis, d’être aidé par les nouvelles technologies comme le robot Watson. Ces dernières ne vont pas nous remplacer comme beaucoup le craignent. Notre rôle sera de traduire les options thérapeutiques issues de l’intelligence artificielle et réussir à les personnaliser ou plus exactement à les humaniser pour le patient. » L’aspect scientifique n’est d’ailleurs pas le seul élément qui attire les jeunes médecins vers le métier. L’enseignement, la recherche mais aussi, et peut-être surtout, la richesse des relations humaines stimulent toujours autant les jeunes. « Avec nos patients, nous allons de surprise en surprise, résume Simon Guillaume-Gentil, chef de clinique au Service de médecine de premier recours des HUG. C’est un privilège extraordinaire de voir que les gens nous font confiance et nous confient des parts de leur intimité qu’ils ont parfois du mal à transmettre à leurs proches. C’est émotionnellement très fort. »
Avec 8000 membres, la nouvelle Sociétésuisse de médecine interne générale (SSMIG) devient la société professionnelle la plus grande de Suisse. Elle a pour but :
de représenter les intérêts des médecins internistes généralistes
de délivrer le titre de spécialiste
d’assurer la formation pré- et postgraduée ainsi que la formation continue
de promouvoir la qualité professionnelle
de promouvoir la médecine interne générale
Si le métier continue d’attirer, les conditions-cadres et les structures restent un problème majeur aux yeux des jeunes médecins. A l’hôpital, les questions liées à la charge de travail et aux temps partiels se posent de façon de plus en plus aiguë. Organiser les plannings d’équipes de soins multidisciplinaires avec les impératifs administratifs liés à des institutions qui emploient des milliers de personnes, tout en préservant une qualité de vie revendiquée comme nécessaire par la nouvelle génération, relève de la quadrature du cercle. Des tournus sont certes organisés et des temps partiels proposés. Mais la nécessité d’assurer la continuité des soins de patients complexes ne plaide pas en faveur d’une diminution du temps ou de la charge de travail. Cela dit, les jeunes médecins aiment leur métier et sont ouverts à toutes sortes de solutions innovantes. Pour eux, l’essentiel est de trouver des modalités qui leur permettent de continuer à exercer leur travail de façon attrayante dans un futur de plus en plus incertain. En médecine interne par exemple, allier enseignement, recherche et clinique semble de plus en plus difficile, même si chacun de ces aspects du métier pris séparément est intéressant et important. En la matière, les jeunes ne seraient pas opposés à l’instauration de filières alternatives en médecine interne où la charge académique, c’est-à-dire les projets de recherche et d’enseignement, serait clairement différenciée d’un parcours centré principalement sur le travail clinique. Cette solution permettrait d’éviter que des internistes qui aiment leur métier s’engagent dans une nouvelle spécialité pour ne pas quitter l’hôpital ou choisissent l’ambulatoire par défaut.
L’enseignement, la recherche mais aussi la richesse des relations humaines stimulent toujours autant les jeunes
Par ailleurs, un besoin croissant de médecins internistes se fait sentir dans des hôpitaux régionaux. Un tel cursus permettrait de répondre au besoin de la clinique en spécialisant les tâches de chacun. En même temps, il offrirait des perspectives intéressantes pour ceux qui voient leur avenir universitaire se boucher. Pour la médecine ambulatoire, par exemple pour une jeune interne intra-hospitalière des HUG, Céline Louis, c’est aussi ce genre de cursus qui est souhaité pour se projeter dans une future installation. « Ce que j’aime dans mon métier, raconte l’interne, c’est le mélange entre la diversité scientifique des cas hospitaliers et l’aspect relationnel et social très particulier qui se crée avec les patients. » Et c’est bien la peur de perdre cette double richesse qui retient certains de s’installer. Outre les aspects financiers, la crainte, c’est d’être cantonné après l’hôpital à un rôle lassant et fatiguant de machine à trier sans fonction académique. Un cliché qui a la vie dure alors que des structures permettant une activité plus complexe sont bel et bien en train d’émerger un peu partout en Suisse. Encore embryonnaires, des établissements privés avec des compétences médico-chirurgicales vont permettre aux médecins des services ambulatoires de s’installer tout en conservant un lien avec l’hôpital. Ils pourront ainsi profiter des avantages d’une structure plus petite avec une pratique aiguë et diversifiée, même si elle se montrera évidemment moins spécialisée qu’à l’hôpital.
Ces questions du futur de la profession, on le voit bien, représentent de grands défis pour la nouvelle Société suisse de médecine interne générale tant en termes de structure que de formation et d’organisation. Sans compter l’essentiel : il faudra préserver à la fois la diversité et l’unicité des profils. Des défis de taille, c’est chose certaine, mais aussi très excitants. Les générations ont beau se succéder tout comme les problèmes et les réorientations, le métier continue à susciter des vocations malgré les sacrifices et l’investissement personnel qu’il demande. Et, à la fin, ce sont ces valeurs humaines qui motivent et égaient le travail quotidien.
Cet article est le fruit d’une discussion organisée par les chefs des services universitaires de médecine interne hospitaliers et ambulatoires de Suisse romande, et modérée par Michael Balavoine. Ont participé à cette discussion les médecins suivants :
Pr Jacques Cornuz, médecin-chef, Drs Emilie Fasel et Kevin Selby, chefs de clinique, Policlinique médicale universitaire, 1011 Lausanne
Pr Jean-Michel Gaspoz, médecin-chef du Service de médecine de premier recours, Drs Camille Genecand-Buffle, interne et Simon Guillaume-Gentil, chef de clinique, HUG, 1211 Genève 14
Pr Arnaud Perrier, médecin-chef, Drs Dan Lebowitz, chef de clinique et Céline Louis, interne, Service de médecine interne générale, HUG, 1211 Genève 14
Pr Gérard Waeber, médecin-chef du Service de médecine interne, Drs Julien Castioni et François Bastardot, chefs de clinique, Service de médecine interne, CHUV, 1011 Lausanne
Dr Patrick Brander, Médecin interniste généraliste, rue du Léopard 1, 1227 Carouge
Dr François Héritier, Co-président de la Société suisse de médecine interne générale, rue de la Faverge, 2853 Courfaivre