Ce patient de 30 ans, en bonne santé habituelle, a présenté une décompensation psychiatrique unique d’allure psychotique, il y a une dizaine d’années, pour laquelle il a été régulièrement suivi. Il travaille beaucoup, a une vie sociale intense et une activité sportive régulière.
En 2011, il consulte son médecin en raison d’un épuisement accompagné de symptômes dépressifs avec traits psychotiques. Il est référé chez un psychiatre qui pose le diagnostic d’un trouble bipolaire de type II dont les épisodes dépressifs peuvent être d’intensité sévère, avec ou sans symptômes hypomaniaques (insomnie, irritabilité, tachypsychie) lors d’épisodes mixtes. Un traitement de quétiapine (Seroquel), venlafaxine (Efexor) et lithium est alors débuté, dont les doses seront progressivement augmentées jusqu’à atteindre une posologie quotidienne de 900 mg/jour pour la quétiapine, 450 mg/jour pour la venlafaxine, la dose de lithium oscillant quant à elle entre 66 et 84 mmol/jour.
Avec ces doses, le patient rapporte une rémission de ses troubles thymiques et, à chaque tentative de réduction des dosages des psychotropes, il exprime une rechute de ses symptômes avec un état de souffrance marqué et un retentissement qui péjore son fonctionnement global. Ce traitement médicamenteux est accompagné d’une psychothérapie spécifique à sa maladie, utilisant une approche cognitivo-comportementale psychoéducative.
A noter que, sur la base de nombreuses mesures des taux plasmatiques du lithium, de la quétiapine et de la venlafaxine, le patient est identifié comme un métaboliseur rapide, ce qui se traduit par une discordance entre les posologies très élevées des psychotropes utilisés et des taux sériques restant dans les fourchettes recommandées, y compris pour le lithium (élimination rénale) (tableau 1). Des tests pharmacogénétiques n’ont pas été effectués.
Au début 2014, le patient consulte en raison de l’apparition d’un acanthosis nigricans pour lequel, après exclusion d’un diabète (glycémie normale à 5,8 mmol/l), aucun examen complémentaire ne sera proposé par le dermatologue. A ce moment, le patient pèse 104 kg pour une taille de 190 cm, sa fréquence cardiaque est à 100/minute et la TAH à 124/72 mmHg.
Quelques mois plus tard, il consulte en raison d’une symptomatologie récente de gêne inspiratoire et de dyspnée inhabituelle lorsqu’il monte les escaliers, après dix marches. A l’examen clinique, le pouls est à 112/minute et la TAH à 142/90 mmHg. L’auscultation cardiaque et pulmonaire est normale. La glycémie (5,9 mmol/l) et les D-dimères sont normaux, le BNP (Brain natriuretic peptide) est à 212 pg/ml.
Etant donné le caractère totalement inhabituel et rapidement évolutif de cette symptomatologie, des examens cardiologiques sont effectués. Une échographie cardiaque révèle l’existence d’une cardiomyopathie dilatée avec une fraction d’éjection (FE) effondrée à 25-30 %.
Un bilan complet ne révèle pas de cause somatique à cette cardiopathie, avec en particulier des coronaires saines. Une origine médicamenteuse est alors suspectée (venlafaxine ou quétiapine), appuyée par un consilium pharmacologique auprès du Pr T. Buclin (Division de pharmacologie clinique, CHUV), qui rapporte l’existence de rares cas de complications cardiaques similaires sous traitements de molécules s’apparentant à la quétiapine (clozapine).
Le patient reçoit alors un traitement de métoprolol et de périndopril. En parallèle, un sevrage progressif de la quétiapine est entrepris, relativement bien toléré. Une tentative de remplacement de ce dernier traitement par l’aripiprazole (neuroleptique atypique) échoue, le patient développant des effets secondaires neurologiques invalidants sous la forme d’un syndrome extrapyramidal, motivant son arrêt rapide. Après trois mois, l’échographie montre une normalisation de la silhouette cardiaque et la FE remonte à 40-45 %.
Dans ce contexte, seuls les traitements stabilisateur de l’humeur (lithium) et antidépresseur (venlafaxine) sont maintenus, le tout associé à un traitement hypnotique (flurazépam, Dalmadorm) et anxiolytique (kétazolam, Solatran, ou lorazépam, Temesta).
Depuis l’automne 2014, ce dernier traitement médicamenteux est associé à une psychothérapie spécifique du trouble bipolaire, assurée par une neuropsychologue utilisant une approche cognitivo-comportementale visant principalement à développer les connaissances du patient concernant sa maladie en général, puis à élaborer son autoportrait de troubles, associée à des stratégies ayant pour objectif de prévenir des rechutes dépressives ou hypomaniaques. L’évolution actuelle de l’état de santé du patient est favorable avec atteinte des objectifs thérapeutiques convenus avec lui, en début de thérapie.
G. Girod : Les médicaments psychotropes, en particulier les neuroleptiques et les antidépresseurs tricycliques, sont connus pour avoir des effets secondaires cardiaques. La plus grande prudence s’impose chez les patients déjà porteurs d’une quelconque cardiopathie ou d’une anamnèse familiale de mort subite. Même en l’absence de cardiopathie connue, un ECG, une échocardiographie et une radiographie du thorax sont indiqués avant toute introduction de psychotropes, de même qu’à chaque augmentation ou changement significatif de posologie. L’effet secondaire le plus redouté est sans doute le trouble du rythme cardiaque en relation avec un allongement de l’intervalle QT. On évitera tout médicament associé pouvant aussi prolonger l’intervalle QT et, si celui-ci dépasse 480 ms, il convient de reconsidérer le choix des psychotropes. L’algorithme publié dans l’European Heart Journal par Fanoe et coll.1 s’avère très utile pour la prise en charge clinique des patients recevant des médicaments psychotropes.
GG : La prévalence du diabète de type 2 et de l’obésité est plus importante chez les patients souffrant de troubles psychiatriques. De plus, ils sont souvent plus exposés aux autres facteurs de risque cardiovasculaires (FRCV) : sédentarité, tabagisme, HTA et dyslipidémie. En plus de l’ECG, il convient de contrôler de manière systématique la fréquence cardiaque (FC), la tension artérielle (TA), le poids, ainsi que la kaliémie, la glycémie et le profil lipidique. Le tableau 2 résume les principaux paramètres à surveiller ; il est tiré d’une mise au point de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé.2
P. Baumann : En ce qui concerne le monitoring plasmatique de médicaments psychotropes, les recommandations publiées par le groupe AGNP sont largement utilisées,3 dont aussi une version abrégée en français qui comprend la partie générale ainsi que des informations concernant les antidépresseurs.4 Le tableau 3, tiré de cet article, présente dix-sept indications pour un dosage plasmatique. Les indications principales sont la suspicion d’un manque d’observance, le risque d’interactions médicamenteuses, les problèmes somatiques pouvant modifier la cinétique du médicament, la non-réponse à un médicament administré à des doses cliniques. Les experts3,4 ont élaboré un classement des médicaments selon leur niveau de recommandation pour le monitoring. Le niveau de recommandation est de « 1 » (fortement recommandé) pour le lithium, pour lequel un monitoring est obligatoire vu sa toxicité potentielle et les marges thérapeutiques étroites. Le dosage de l’agomélatine n’atteint que le niveau « 4 » (potentiellement utile), car sa très courte demi-vie plasmatique et l’absence totale d’études en relation avec son monitoring ne justifient guère son dosage plasmatique. Les niveaux de recommandation varient ainsi entre 1 et 4 pour les antidépresseurs. Le niveau atteint 2 (recommandé) pour les antidépresseurs tricycliques, tandis qu’il varie entre 2 et 3 (utile) pour les ISRS (tableau 4 de la référence 4). Pour les antipsychotiques, le niveau 1 est par exemple atteint pour la clozapine, l’olanzapine, l’amisulpride et l’halopéridol, tandis qu’il n’est que de 2 pour la rispéridone et la quétiapine. Il n’est toutefois pas exclu que dans une nouvelle version, les experts proposent des changements, en tenant compte des développements récents. En particulier, on considère aujourd’hui davantage les indications ciblées sur la sécurité des médicaments (QT, problèmes métaboliques, etc.). Le monitoring de médicaments présentant des effets secondaires dans ces domaines sensibles pourrait ainsi gagner en importance.
PB: Le médecin traitant peut aujourd’hui avantageusement baser sa stratégie de traitement d’un trouble bipolaire sur des recommandations (guidelines) internationales.5,6 La situation du patient suggère que sa médication a été inhabituelle, vu qu’elle a compris trois médicaments psychotropes pour le traitement du trouble bipolaire. Sans que cela ait été précisé, il n’avait probablement guère répondu à des premiers traitements, ce qui a eu comme conséquence des posologies « off-label» pour la quétiapine et la venlafaxine. De plus, les taux de lithium sont élevés, bien au-delà de la limite supérieure des marges thérapeutiques recommandées (0,5-0,8 mmol/l).7 Il est intéressant de constater que la combinaison de médicaments est effectivement recommandée dans des situations où une monothérapie s’avère insuffisante, mais jamais à des doses « off-label ».5,6 L’association lithium et quétiapine est considérée comme « premier choix » dans les stratégies proposées pour le traitement de maintien dans le trouble bipolaire, lorsqu’une combinaison de deux médicaments s’avère nécessaire.5
Dans le cas présent, où le patient a vu une rechute dès que la posologie a été réduite, l’approche choisie est compréhensible, mais des précautions comme celles présentées par le cardiologue doivent absolument être respectées.
Lorsqu’on prescrit une bi ou une trithérapie, il s’agit d’évaluer les risques d’une interaction pharmacocinétique et pharmacodynamique, dont les conséquences peuvent être une augmentation des effets adverses. L’association de lithium avec la venlafaxine et la quétiapine présente un risque d’interaction pharmacocinétique faible. En effet, ni la venlafaxine ni la quétiapine ne sont des inhibiteurs puissants du cytochrome P450. Le tableau régulièrement publié par le Département de pharmacologie clinique des HUG, disponible sous forme de carte et sur le web (www.hug-ge.ch/sites/interhug/files/structures/pharmacologie_et_toxicologie_cliniques/documents/interactions_medicamenteuses_et_cyp450.pdf) nous informe que c’est le CYP2D6 qui est la principale enzyme impliquée dans le métabolisme de la venlafaxine, tandis que pour la quétiapine, c’est le CYP3A4 qui prédomine.
Les risques d’interactions pharmacodynamiques sont relativement faibles. Cependant, les hautes doses de venlafaxine, qui est un puissant inhibiteur de la recapture de la sérotonine, en association avec le lithium,8–10 dont le profil pharmacologique est caractérisé par une composante sérotoninergique, pourraient favoriser l’apparition d’un syndrome sérotoninergique.11 Par contre, les taux plasmatiques de venlafaxine et de quétiapine (tableau 1) pratiquement dans les marges thérapeutiques recommandées par le groupe AGNP,3 sont rassurants, malgré les doses élevées. Cette situation illustre l’apport du monitoring thérapeutique lors d’une réponse thérapeutique insuffisante malgré des doses maximales administrées.
La poursuite du traitement chez ce patient bipolaire comprend une association de lithium avec la venlafaxine. Cette stratégie trouve sa confirmation dans une étude récente qui a révélé qu’un antidépresseur (y compris la venlafaxine) en monothérapie favorise le passage en phase manique (switch), tandis que sous traitement combiné (stabilisateur d’humeur + antidépresseur), ce risque est très faible.12
PB : La pratique clinique quotidienne observée suggère que de telles doses sont parfois prescrites. Cependant, des études « épidémiologiques » précises manquent. Des données non publiées et recueillies dans le cadre d’un projet de pharmacovigilance en psychiatrie (AMSP) révèlent que la prescription de doses « off-label » de médicaments psychotropes est relativement rare (environ 2 % au maximum), sauf pour l’olanzapine, la quétiapine, la mirtazapine et l’escitalopram (> 10 %). Sur 2843 (3165) patients traités avec la venlafaxine (respectivement la quétiapine), 2,4 % (12,9 %) d’entre eux recevaient des doses « off-label » (respectivement 450 mg/jour et 2000 mg/jour) (R. Grohmann, S. Stübner, A. Konstandinidis, communication personnelle).
Chez des patients métaboliseurs ultrarapides (CYP2D6) en particulier, il est recommandé d’augmenter la dose de 50 % (voire davantage) par rapport à la dose moyenne habituelle. C’est le cas pour le zuclopenthixol et l’aripiprazole, la clomipramine et la paroxétine, mais les auteurs évitent de proposer des doses « off-label ».13
GG : Dans de rares cas, la quétiapine est décrite comme pouvant causer une insuffisance cardiaque congestive (Compendium suisse des médicaments). Un cas de choc cardiogène réversible à l’arrêt du traitement à doses usuelles de venlafaxine a également été rapporté chez un patient sans cardiopathie connue.14 Le lithium est quant à lui contre-indiqué en cas de maladie cardiovasculaire, en particulier en cas d’insuffisance cardiaque. Il est donc fort probable que la cardiopathie présentée dans ce cas présent puisse être secondaire à la prise de quétiapine et de venlafaxine, peut-être aggravée par la prise concomitante de lithium. A plus forte raison, l’association à forte dose de ces trois médicaments renforce l’hypothèse de causalité.
PB : L’acanthosis nigricans est une pathologie associée avec une résistance à l’insuline et des troubles métaboliques, notamment chez des patients obèses et diabétiques.15,16 Or, de nombreux antipsychotiques ont comme effet secondaire une prise de poids, avec comme conséquence des troubles métaboliques et un diabète,17 mais rien ne prouve qu’un acanthosis nigricans soit un effet secondaire direct des antipsychotiques. Les observations que ces médicaments contribuent indirectement au développement de cette pathologie dermatologique sont extrêmement rares.15,18 En particulier, la littérature ne mentionne pas l’apparition d’acanthosis nigricans après quétiapine ou lithium, mais seulement après aripiprazole, chez un jeune patient qui avait pris du poids sous ce traitement.15
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