Cela s’est passé, il y a quelques jours dans un «Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes» (EHPAD), situé à une quarantaine de kilomètres à l’est de Paris, à 20 minutes de l’aéroport de Roissy et de la gare TGV de Marne-la-Vallée. Le Centre commercial du Val d’Europe et le célèbre parc Eurodisney sont à proximité. Nous sommes à Annet-sur-Marne. Trois mille habitants. Le nom de la commune viendrait du gaulois « Ana » – déesse mère des marais dans des temps bien reculés. Les marais ont été asséchés. Les dieux ont changé. Parmi les monuments de la commune, on trouve l’église Saint-Germain, le château d’Etry et celui de Louche, reconstruit dans la première moitié du XIXe siècle.
Cet établissement privé avait accueilli, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une cinquantaine de résidents ; d’abord réfugiés des camps, puis des personnes âgées. « L’EHPAD Château de Louche », aujourd’hui, compte soixante et onze chambres individuelles et une « unité protégée de quinze lits avec un jardin sécurisé » pour des personnes souffrant de maladie de type Alzheimer. « Environnement calme & serein ». « Bien-être & détente ».
Cela s’est passé le lundi 18 janvier. Début du stage de trois adolescentes âgées de 16 et 17 ans, élèves d’un lycée professionnel voisin et qui se destinent à devenir « auxiliaires de vie ». Elles viennent dans cet EHPAD pour un stage pratique. La suite sera rapportée par l’Agence France-Presse. « Dès le premier jour, elles entreprennent d’humilier trois résidents atteints d’Alzheimer, filment leurs forfaits et les postent sur Snapchat. Très prisée des adolescents, cette plateforme permet de partager des photos et vidéos, qui disparaissent après quelques secondes. Pas moins de trente-trois films seront diffusés et visionnés trois cent quarante fois en début de semaine, ont expliqué les gendarmes qui ont interpellé les jeunes filles, dénoncées par des camarades “émus” par la violence des images. »
La douleur dans la poitrine ne sera plus le premier signe de l’infarctus : c’est le smartphone, qui le détectera le premier
Quatre jours plus tard, les trois jeunes stagiaires ont été mises en examen pour « violences en réunion avec préméditation », « diffusion sur internet de scènes de violence et atteinte à la vie privée », et placées sous contrôle judiciaire. Puis Laurence Rossignol, secrétaire d’État française aux Personnes âgées, s’est rendue sur place pour rencontrer les familles des victimes et les personnels. Elle a parlé d’« actes graves », « d’humiliation, de violence verbale, d’atteinte à la dignité ». Elle n’a pas parlé de « maltraitance physique », se refusant de donner plus de détails sur la teneur des vidéos. Selon « une source proche du dossier », on y verrait les adolescentes infligeant des « tapes » ou encore des « pincements de nez » aux malades. La direction de l’établissement n’a pas souhaité faire de commentaire, soulignant qu’elle « se concentrait sur le bien-être des résidents, notamment des trois victimes des agissements déviants de ces stagiaires ».
L’Agence France-Presse se souvient qu’en novembre dernier, une aide-soignante d’un EHPAD du département de la Loire a été condamnée à un an de prison avec sursis pour des maltraitances et des humiliations sur des pensionnaires souffrant, là encore, de la maladie d’Alzheimer. En octobre, en Seine-Saint-Denis, une plainte a été déposée pour de présumées violences commises par une aide-soignante sur une femme également atteinte d’Alzheimer. Au « château de Louche », les faits n’ont été connus que parce qu’ils ont été filmés – et filmés par leurs auteures. On peut ici songer à un célèbre passage (Singin’ in the Rain) de l’hypnotique « Orange Mécanique » de Stanley Kubrick ; un film aujourd’hui âgé de 45 ans ; un film d’anticipation.
« Ce qu’ont fait ces jeunes filles ? C’est ce qui se fait quotidiennement dans la plupart de ces établissements, comme en psychiatrie DSM (troubles des conduites) ou en pédopsychiatrie (type ABA). J’en ai des témoignages incessants et croissants par des soignants qui viennent me parler de leur pratique et / ou se plaindre de la violence institutionnelle, de la maltraitance des institutions envers celles et ceux qu’elles accueillent, nous a expliqué le Dr Pierre Zanger, psychiatre et psychanalyste, membre du comité scientifique de SOS Addictions.1 La grande différence, c’est que ce n’est pas mis en ligne. Doit-on se focaliser sur ces filles qui exhibent cette horreur, ou se dire que c’est peut-être une chance que ça puisse être enfin perçu et visualisé par tous ? C’est toujours la même chose, noir et blanc… ». « Orange Mécanique » était en couleur.
On ne lit pas assez certains discours ministériels. De retour du « Forum économique mondial de Davos » Marisol Touraine, ministre française des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes, est intervenue, samedi 23 janvier, dans le cadre de la première « Journée nationale française de l’innovation en santé ». Elle y a prononcé un discours2 assez peu commun, un hymne inhabituel à la modernité et à des lendemains médicalement connectés. Extraits:
« Le numérique est comparable au bouleversement apporté par l’électricité à la fin du XIXe siècle. Tous deux s’inscrivent dans chacun de nos gestes, partout où nous nous rendons, à domicile, en ville, à l’hôpital. Le numérique, c’est l’avènement possible d’une médecine personnalisée. Déjà, les objets connectés permettent à chacun de suivre sa température, sa tension. Le verre connecté, qui vous est présenté lors de cette journée, permet aux personnes âgées de vérifier leur hydratation. Demain, le textile connecté offrira la possibilité de visualiser et de surveiller son cœur. La douleur dans la poitrine ne sera plus le premier signe de l’infarctus : c’est le smartphone, qui le détectera le premier.
« L’horizon des possibles ne cesse d’être repoussé. Un premier test permettant de détecter la présence de cellules cancéreuses avant même que le cancer ne soit visible a été développé en France. Demain, il sera possible de détecter la maladie avant même que celle-ci ne se déclare. (…) Je pense aussi à la possibilité pour les professionnels d’interagir entre eux. Une innovation permet ainsi de simplifier l’échange d’informations médicales entre tous les professionnels de santé qui contribuent à la prise en charge d’un même patient. A l’heure de l’e-mail et des réseaux sociaux, ce type d’échanges dématérialisés paraît une évidence ; mais c’est en réalité un défi que peu de pays au monde ont su relever à ce jour. »
On écoute. Et on ne peut manquer de s’interroger sur l’image, vertigineuse, de la ministre : « Un horizon des possibles qui ne cesse d’être repoussé». Où allons-nous dans un tel paysage ? La maladie connue avant d’apparaître ? On songe à « Minority Reports ». On peut aussi regarder plus en arrière. Et revoir « Knock ou le Triomphe de la médecine » ; pièce de Jules Romains représentée pour la première fois à la Comédie des Champs-Elysées, le 15 décembre 1923, mise en scène et décors de Louis Jouvet – inoubliable Jouvet qui interprétait le rôle du médecin-monstre. Sous les rires, certains voient en Knock une satire dénonçant la manipulation, qu’il s’agisse de médecine ou de n’importe quel commerce ; y compris politique. On peut aussi voir dans Knock une dénonciation de la publicité, alors naissante, ainsi que des parallèles avec le film de Murnau « Nosferatu le vampire ». Jouvet est d’ailleurs, précisément, glaçant.
Dr Knock : «Car leur tort, c’est de dormir, dans une sécurité trompeuse dont les réveille trop tard le coup de foudre de la maladie».